Faire un pas de plus pour dépasser nos carcans souvent simplificateurs et mortifères, voilà l’enjeu de cet opuscule. Métanoïa signifie retournement, conversion et éveille des émotions contrastées, en particulier dans un contexte anabaptiste marqué par la volonté de ne pas se conformer sans autre aux multiples courants marquant notre société. Partant des ermites du désert des 4e et 5e siècles, Jean-Yves Leloup nous présente des pathologies mentales qu’il s’agit aujourd’hui tout à nouveau de décrypter et surmonter. Ce programme en huit points présente divers travers humains intemporels et d’une actualité criante.
Je me suis pris au jeu : interpellé et bousculé par ce petit ouvrage riche et touffu, j’ai tenté d’en rédiger un résumé commenté partial et partiel ! C’est avec le sentiment de pouvoir relire en quelque sorte ma propre vie et mes croyances que j’ai couché sur papier ces réflexions en lien particulièrement avec l’actualité que nous vivons ce premier quart du 21e siècle. Ce voyage a été libérateur et confirme ce que je vis et pressens depuis plusieurs années : une confiance paradoxale reste possible dans notre monde en plein bouleversements, et des perspectives passionnantes s’ouvrent vers un Univers UN dans toute sa diversité et ses apparentes contradictions. J’entrevois une réconciliation possible et authentique entre raison, spiritualité et émotions ; argument convaincant pour poursuivre un cheminement enthousiasmant !
Charles-André Broglie, été 2021
"Métanoïa – une révolution silencieuse" Jean-Yves Leloup, 161 p, Albin Michel 2020
Pistes vers un véritable changement
Le temps présent invite à une réflexion approfondie et circonstanciée, afin que ce ne soit pas la peur et sa fringale insatiable de nouvelles distillées par « des spécialistes » qui nous obnubilent et tétanisent entièrement. Le chemin que nous propose Jean-Yves Leloup dans son livre «Métanoïa – une révolution silencieuse», 160 p., paru chez Albin Michel en septembre 2020, m’accompagne dans mes pensées, observations et méditations liées à l’actualité que nous vivons en particulier depuis le début de l’année passée. Ma boussole, je la trouve dans des textes divers et variés, habituellement, je le concède, chez des auteur·e·s intéressé·e·s par la mystique qui, au-delà de nos croyances sclérosées, osent s’aventurer vers des horizons inexplorés. Jean-Yves Leloup est un de ceux-là (écrivain, philosophe et théologien, prêtre orthodoxe français, né en 1950 à Angers).
Partant de l’expérience des Pères du désert1 – ce sont avant tout des représentants du clergé de l’Antiquité tardive qui ont vécu en communauté ou en ermites, dès le IVe siècle de notre ère en Egypte, Syrie et Palestine – ces sages explorent les profondeurs de l’humain, avec ses manques et ses souffrances afin de «faire un pas de plus au-delà du mental et des pensées qui l’agitent pour retrouver notre véritable identité en Dieu»2. Le ton est donné ainsi avec Evagre, un des Thérapeutes ayant rédigé un traité à partir de huit pensées (logismoï) ou clés, qui devient, sous la plume et l’expérience de J.-Y. Leloup, un «petit manuel de développement personnel et transpersonnel, un atelier d’écologie et d’écosophie3 intérieures»4. Ces huit pensées sont en quelque sorte une grille de compréhension de la psyché humaine. Je présenterai chacune de ces clés de manière succincte, partielle, sous l’angle de la résonance que ces logismoï produisent en moi.
Mais il faut d’abord expliciter quelque peu l’origine du titre de l’ouvrage qui s’adresse selon Leloup «à tous ceux – et celles ! – qui ne se résignent pas aux mécanismes de répétition érigés en destin»5. Evagre propose un itinéraire entraînant le passage du moi malheureux au Soi paisible, en sortant de la souffrance pour aller vers la Béatitude. Pour vivre pleinement ces étapes, il nous est proposé trois pas « de plus » : je retrouve là des éléments favorisant la réflexion quant à notre situation actuelle.
Premier pas – Anamnèse : observation et attention à nos symptômes douloureux. Il s’agit de voir les choses telles qu’elles se présentent sans rien ajouter ou soustraire, et rechercher des causes à notre mal-être.
Pour moi, cette attention marquée consiste à admettre que nous sommes dans une situation de remise en cause planétaire des modes de vie et d’exploitation à outrance du monde animal, des ressources naturelles et humaines (p. ex. gestion de notre système de santé sur un mode de rentabilité, renversement de la perpective anthropocentriste).
Deuxième pas – Métanoïa : retournement, passage au-delà du mental, du moi souffrant. Il s’agit de relativiser nos maux en ne nous identifiant pas à eux, afin de retrouver notre véritable identité divine. Ce passage représente le début d’une révolution silencieuse (dixit le titre de l’opuscule de Leloup), le pas de plus qui m’autorise à ne pas céder à la panique devant – exemple parmi d’autres – ce virus en Une de tous nos médias depuis une année. En fait, c’est une prise de conscience, celle que «notre monde vit dans la peur et la séparation»6 – moi y compris. J’ajoute en particulier la peur de la mort qui pousse à boucler et isoler nos EMS, puis à vacciner même des personnes âgées de plus de 90 ans. Je suis soulagé par ailleurs de ne plus être actif dans le domaine éducatif, avec les questions soulevées par le port du masque et le vaccin pour les plus jeunes, dont on découvrira mieux d’ici quelques mois l’(in)-efficacité vantée et les dangers courus! Ces constatations n’ont encore rien changé à la situation en tant que telle, mais nous laissent entrevoir ce que J.-Y. Leloup appelle judicieusement l’«inter-indépendance»7 dans laquelle nous vivons tous. C’est tout bonnement la conviction que nous sommes parties d’un Tout, d’une Unité, celle du Royaume pour les habitué·e·s du monde biblique. Je suis englobé dans cet univers, également en moi, voilà une redécouverte capitale dans mon parcours de vie ; je garde toute ma capacité d’action et puis me projeter dans un monde en devenir infiniment vaste, passionnant et exigeant à la fois ! Ce mouvement légitime mon volonté à quitter définitivement toute posture de victime, un pas libérateur, non ?!!
Troisième pas – Métamorphose : transformation de notre être, chemin de guérison. Ce processus conduit à la «source de notre vie, de notre conscience, de notre amour»8. C’est une conversion lente, à l’image de la chenille en route vers le papillon qu’elle deviendra ; pour Leloup, c’est aller vers la transparence, qu’il comprend comme un passage de l’être fini et mortel vers l’Être infini. Une telle mutation complète vers l’Infini reste un défi pour ma raison ; je crois à une vie après, mais surtout avant la mort ! Je veux m’ouvrir à ces dimensions ”cosmiques” dont je pressens la réalité et les accueillir avec confiance, en vivant l’instant présent dans ce monde complexe – surtout lorsqu’il s’agit de réfléchir à notre Terre de demain, entre pandémie(s), crise climatique et collapsologie…
Grâce aux trois pas esquissés, il est possible de passer en revue le concret de nos vies, avec chacune des huit « pensées » qui sont selon Evagre, «à l’origine des émotions, des passions et des perversions qui troublent l’intégrité et la sérénité de l’être humain en bonne santé»9. L’indication de ”bonne santé” m’incite à envisager chacune des pensées des Thérapeutes, 1’500 ans plus tard, comme une constance de nos vies au travers des siècles. Je peux m’étonner de l’actualité de ces logismoï sans tomber dans le piège anachronique du ”c’était mieux avant ou ce sera mieux après” qui empêcherait une saine confrontation au miroir des pathologies présentées. Ces pensées seront autant de clés de compréhension, d’invitations à la transparence et au changement, je le souhaite.
1. De la consommation au partage
L’humain est confronté à l’avidité folle, à la goinfrerie, une perversion lorsque la consommation n’est que comprise pour elle-même. C’est en quelque sorte une inconscience envers la nature, et un état narcissique qui «fuit plutôt la souffrance de l’autre, car elle fait ombrage et diminue sa propre jouissance»10.
Pour Leloup, vie spirituelle signifie d’abord «intensification de l’être». Le pas de plus proposé est de considérer ce qui détourne l’humain de sa finalité, pour «s’ouvrir … à la présence du Soi ou Christ intérieur»11.
Ma prise de conscience : cette ”pathologie” qui tourmentait déjà les sages il y a plus d’un millénaire, décrit exactement un problème hyper-actuel. Je pense à mon nouveau téléphone reconfiguré, mais malgré tout à grand pouvoir addictif, qui m’occupe souvent plus de deux heures/jour pour la consultation de ”news” pas vraiment nouvelles, de courriels à lire et à éliminer afin d’éviter l’engorgement de ma boîte de courriels! Concrètement, je veux repenser ma consommation du jouet numérique qu’est ce portable pour m’ouvrir à des horizons plus vastes, tels qu’une certaine hygiène de vie, le respect du temps octroyé, la présence et jouissance de l’instant savouré en écoutant un chant d’oiseau, la musique de la pluie ou du vent. Ceci ne m’empêche d’ailleurs nullement de profiter des possibilités de communiquer avec des personnes éloignées physiquement, mais proches sur la toile numérique.
La transformation évoquée est celle de l’intensification de l’être chez l’individu par la vie spirituelle qui engage à «reconnaître en nous la présence de Yeshoua»12, présence intérieure qui permet d’atteindre la guérison. Cette transformation n’est pas seulement éthérée, mais plutôt terre à terre lorsque je lis que «la qualité d’un vin et d’un mets est une forme d’intensification de l’être»13 ! Cette constatation conduit à d’autres faims de l’humain : appétit de connaissances, de vérité, de beauté, de poésie, mais également soif spirituelle se manifestant par un besoin de silence et d’espace. Je me retrouve – au-delà des mots et des échos que pourraient susciter certains termes avec leurs réminiscences moralisatrices et restrictives – à vibrer devant l’ouverture proposée, avec ces horizons inconnus à découvrir. C’est bien la spiritualité dont j’ai besoin : ancrée et terreuse, enracinée dans le concret tout en me faisant embrasser des mondes nouveaux, cosmiques et stimulants ! Il n’est plus besoin de nommer absolument cette Présence : Christ, Soi… mais d’accepter une aisance, une apesanteur, «le poids d’une présence qui nous rend plus légers»14.
La question de tous nos appétits est posée : consommer ou communier-partager ? Nous pouvons reconnaître ce Réel invisible et pourtant tellement présent en tout et en chacun. C’est bien une véritable transformation à laquelle nous sommes invités au quotidien de nos vies, et l’Univers nous le rappelle à travers un virus insignifiant dans sa taille mais révélateur de nos angoisses.
Saurai-je partager ou vais-je rester rivé et frileux dans mes pantoufles habituelles ?
2. De l’attachement à la générosité
La crispation sur un avoir, ce sentiment de possession peut être vécu de multiples manières. Leloup évoque la constipation, cette rétention qui ne se limite pas à la découverte du pouvoir de l’enfant face à ses propres sphincters, mais se perpétue plus ou moins au long de nos vies dans les domaines les plus variés, dont l’avarice et la manipulation de l’information (choix des infos à communiquer) ! «La perversion de l’amour, c’est l’attachement, l’appropriation, la possession qui engendrent toutes sortes de souffrances (dont la jalousie)»15. L’observation attentive – parfois décapante pour mon image ! – de cette propension à amasser est à chaque fois éclairante : à quels moment suis-je particulièrement avare de mon temps, de mon affection, de mes émotions ? Lorsque je pose la question du bénéfice que je puis retirer de telle action, je pense qu’il est utile de m’attarder sur mes motivations profondes. Si mon argumentation est plus ou moins pieuse, il s’agira d’être encore plus attentif, car mon ego spirituel sait très bien argumenter, le filou ;-). Une image proposée dans l’ouvrage est intéressante à ce sujet : Ai-je de la buée sur la vitre de mon existence ? Il est alors temps de faire un pas de plus pour dépasser l’opposition entre être et avoir, pour aborder la question en terme d’augmentation plutôt que d’accumulation. Ma situation financière me prédispose-t-elle à une générosité joyeuse – temps, argent, ouverture à la nouveauté, sans complexe ni calculs anxieux ou mesquins ? Oui, il s’agit d’aller vers un détachement qui cadre fort mal avec notre société de rentabilité et d’accaparement.
Le chemin proposé par les Thérapeutes et notre auteur est simple, mais radical, il s’agit de la «prise de conscience de la vanité de toutes nos possessions, si on ne se possède pas soi-même. On peut passer toute sa vie à côté de la Vie, à accumuler toutes sortes de biens (matériels, psychiques, intellectuels) et ne pas se connaître soi-même»16. Une possible réponse est celle d’une métamorphose de la chenille, qui devenue papillon, s’envole. C’est aérien et mystique à la fois, comme l’a si bien compris Maître Eckhart : dépouillement, non-attachement, ”anéantissement”, qui devient «la condition d’accès à la plénitude : veiller à n’être rien, pour que Tout se révèle en nous»17. La direction est esquissée, et je veux m’exercer à lâcher prise d’une manière sereine, afin d’aborder les défis du moment en déserrant les dents pour libérer de nouvelles énergies en moi – ce qui vaut d’autant plus que je vieillis gentiment, et que les performances peuvent avantageusement perdre de leur importance au profit d’une qualité de vie plus simple et simplement(!) confiante… Quant à l’anéantissement, j’avoue que ce type de phrase me donne à priori plutôt la nausée, ou tend à me propulser en mode fuite ! Mais si je dépasse ce réflexe et que j’essaie de creuser derrière les mots, je réussis progressivement à en tirer quelque chose d’utile pour moi. Que ce soit clair, je ne suis aucunement partisan de l’autoflagellation et du dénigrement de soi ; j’ai souffert suffisamment longtemps du manque de respect envers la créature que je suis – et par ricochet envers le Créateur. Non, ce que je suis en train de découvrir, c’est cette reliance à l’Amour Un que nous nommons, dans le monde chrétien : le Christ, alors que d’autres religions choisissent des termes différents pour désigner l’indicible. C’est avec soulagement que je passe de l’attachement-constipation à la joie d’être, de donner et de me donner en confiance.
3. De la libido à l’amour inconditionnel
Vaste thème que celui de l’amour et de la sexualité ; élan vital sans lequel nous ne pouvons vivre, c’est le domaine où le meilleur côtoie le pire, le plus beau fait face à des perversions variées… Côté libido conditionnée ou obsédée, je trouve la définition de J.-Y.L. brève et claire. Je tente de la résumer ainsi : oubli de l’autre… consommer l’autre et le réduire à l’état d’objet, pour son propre plaisir. Le désir – légitime ! – de vivre, de partager, de donner la vie est «perverti, désorienté quand l’homme oublie sa finalité, qui est d’aimer davantage, de vivre et d’aimer infiniment»18. Dans les Evangiles, il s’agit de l’Amour-agapè, amour inconditionnel et divin, précise l’auteur. Partant de l’idée que le principal organe sexuel est le cerveau(!), Leloup propose une réflexion intéressante concernant les relations de couple, en précisant que tromper sa/son partenaire, c’est en fait se tromper soi-même, prendre ses pensées du réel, pour le Réel lui-même. Lorsque le corps devient une chose, il n’est plus question de sujet d’amour, mais d’objet de plaisir… ce qui restreint terriblement l’horizon, puisqu’il ne s’agit pas de communion, mais de consommation primaire. Parler de chasteté dans ce contexte renvoie pour moi premièrement à des principes moraux plus ou moins rigides. Mais vue non pas comme un refus, la définition donnée dans l’ouvrage me parle : «Il s’agit d’une attitude de respect à l’égard de soi-même et des autres : ne pas poser sur eux le regard qu’on pose sur les choses… La chasteté restitue à l’être son mystère, son altérité non consommable»19. Voilà une notion qui me semble utile ; bien plus qu’une moralité de principe, cette vision m’ouvre à la relation, à la communion à moi-même et aux autres dans le respect des besoins, des désirs de l’un et de l’autre ! Cette première étape m’engage à aller au-delà du mental (dixit la remarque de J.-Y. Leloup concernant l’organe sexuel le plus important…) ! Ce pas de plus serait donc d’accueillir le Silence, la pure Conscience, ou rien de moins que le Saint-Esprit ! Nous serions donc appelés à nous déplacer au-delà des pensées auxquelles nous nous identifions. Comme un texte lu est entouré d’espaces blancs, nous pouvons comprendre que la Lumière – Conscience, Présence, Esprit – est présente, le plus souvent à notre insu, jusque dans les plus improbables recoins de notre être! Nous sommes invités à porter un regard sans jugements, mais également sans projections sur cet espace de lumière. J’adhère à cette prise de conscience : je suis en fait bien plus que mes émotions et mes pulsions. Tout de go, en étant réaliste, je constate mes comportements boulimiques, sexuels vaniteux ou égoïstes (pour reprendre dans le désordre quelques éléments cités par Leloup p 71) bien vite récupérés par mon ego spirituel avec des mots connotés et banalisant cette réalité ordinaire que je n’ai pas envie de voir ! Or, pour aller plus loin, je suis invité à me confronter à mes ombres, à mes désirs et fantasmes ET, en même temps, invité à surmonter la pensée duale pour finalement entrevoir la dimension de l’invisible (=Infini) ! J’apprends depuis plusieurs années à réunir ces différentes parties de moi dans ce Tout, conscient que ce cheminement ne mène jamais jusqu’à l’horizon, puisque ce dernier recule à chaque sommet atteint sur ma route. J’observe avec joie et grande reconnaissance que tout mon être physique, sexuel, relationnel, spirituel et mental est englobé dans cette Lumière. Les Anciens déjà disaient : «Tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé»20. La métamorphose que propose l’auteur de Metanoïa est délicate dans un contexte religieux marqué encore bien trop souvent par les conséquences d’une répression et d’un rejet des questions liées à la sexualité. Ce déni, cette part non-assumée de notre humanité, de «l’instrument cocréateur de la vie qui nous faisait exister en relation , à l’image et à la ressemblance de Dieu, devient logiquement un instrument de mort»21. Jésus était capable d’intimité avec les êtres qu’il côtoyait ; c’était une intimité libératrice, totalement à l’opposé des abus de tous genres révélés par le mouvement ”#MeToo” entre autres. «L’évangile… en rappelant le réalisme de l’humanité de Yeshoua dans sa dimension sexuée, n’enlève rien au réalisme de sa dimension spirituelle, pneumatique ou divine»22. Nous pouvons imaginer ce que signifie une sexualité transfigurée, tel un espace lumineux à l’intérieur, où tout attachement est dépassé. «Cette liberté effraie, comme le silence… et ce n’est plus une étreinte, mais une vibration partagée et une paix que le monde (mental) ne connait pas»23. Ce mouvement culmine dans l’Agapè de ce Dieu d’amour sans condition aucune, immanent et transcendant à la fois.
Les développements que donne l’auteur de ce sujet suivent des ascensions par trop ”mystiques” pour ma compréhension un peu rationnelle d’un ressortissant de vallon jurassien ! Mais j’apprécie indéniablement cet élargissement partant de mes tripes vers des dimensions plus cosmiques. Je me souviens ici de cette expérience fondatrice pour moi, lorsque j’ai pris conscience, au bord d’un champ que je venais de labourer, combien je faisais partie intrinsèque de ce sol, de cette Terre matrice… Oui, je crois à la sensualité, à une sexualité assumée, à une vie libérée dans une perspective holistique, à une générosité inconditionnelle. Oui, c’est «le chemin de toute une vie : de la peur de perdre et de se perdre à la joie de donner et de se donner»24.
4. De la colère à la sérénité
Voilà une énergie de plus, capable de nous transmettre une force utile à certains moments, face à une injustice par exemple. Mais il s’agit de bien différencier le type de colère : est-elle une question de violence et d’agressivité contre… ou un élan vers plus d’équité, de respect ? Comment, en connaissance de cause, répondre à la violence sans ajouter de la violence, sans faire un vaincu ?
La violence induit des réponses diverses :
• si la réponse est une violence plus grande, c’est la porte ouverte à la colère haineuse ;
• à réponse égale, on est dans la dynamique légaliste de l’”oeil pour œil” ;
• on peut réagir à la violence par la conscience, en répondant autrement à la personne qui opprime et en l’interpellant «Si on te frappe sur une joue, tends l’autre»25 ;
• enfin, on peut répondre à la violence par l’amour. Mais franchement, l’amour des ennemis n’est pas naturel ; sans prise de conscience ou Métanoïa, c’est une démarche quasi impossible. Leloup précise que pour lui, la seule sortie possible est l’attitude du Christ, qui prend sur Lui, sans s’y complaire, sans en rajouter et traverse la violence grâce à cette immensité présente en lui ; on ne lui prend rien, Il donne sa vie !
Je ne suis pas très porté à la colère et ma manière de réagir est plutôt de l’ordre de la bouderie, du mutisme ; mais je sais bien, avec les années, qu’une violence cachée peut d’autant mieux s’y développer. Je veux continuer à dévoiler ces mécanismes de contrariété, ce manque de courage, et développer l’apprentissage nécessaire d’une saine colère en osant affronter une violence subie. Un des problèmes évoqué dans l’ouvrage qui nous occupe, est d’accepter l’autre dans son altérité. Il est cependant important de ne pas sous-estimer la colère, car «c’est ce qui défigure peut-être le plus la nature humaine et rend l’homme semblable à un démon»26. Quels malheurs ont été créés par l’irritation produite du fait que l’autre ne correspondait pas à nos attentes ! Il nous faut apprendre à mieux expirer, à allonger notre souffle afin d’évacuer la mauvaise colère et pouvoir entrer dans une attitude de pardon. Pour Evagre, une grande qualité est portée par la douceur, qui «n’est pas mollesse ou faiblesse, mais manifestation de la parfaite maîtrise de l’Esprit-Saint sur la partie irascible de notre être»27. C’est cette douceur, reflet d’une harmonisation de toutes les facultés psychiques et physiques qui caractérise Moïse ou Jésus, et avec eux tout humain disposé à effectuer un pas de plus.
Si j’ai dû apprendre à manifester ma colère dans certains circonstances, afin de provoquer la mise en relief d’un problème, je m’efforce encore plus de bien peser mes mots avant de parler de pardon. C’est un processus long, trop souvent dénaturé par une fausse compréhension et une volonté rapide de clore un chapitre douloureux. La douceur dont parle P.-Y. L. est une caractéristique du Christ, qui exige un cheminement au-delà de mes émotions brutes pour m’approcher de cette qualité forte. La vigilance est indispensable pour décortiquer la colère, passer progressivement à plus grand que nous et découvrir cet espace infini à l’intérieur, avec «l’Être qui est là. La lumière est partout, l’espace est partout, tous les deux sont invisibles et infinis… et nous découvrons que cette lumière et cet espace ne sont pas au-dedans de nous, c’est nous qui sommes dans cet espace de lumière, être fini au coeur de l’Être infini»28. Il s’agit d’oser voir grand, d’avoir la capacité sensible de découvrir qu’il y a de l’immense en nous. Et plutôt que de nous battre contre nos vices, il vaudrait mieux nous ouvrir à cette lumière, bien conscients qu’on ne peut chasser l’obscurité, mais seulement laisser entrer la lumière ! La vérité n’est par conséquent pas une chose que l’on peut posséder ou acquérir, c’est au contraire ne rien avoir. «Se réveiller, ce n’est pas créer le jour, c’est simplement le voir»29, ne pas lutter contre nos limites, mais respirer largement dans cet Infini qui remet nos barrières dérisoires dans l’Immense. Le texte de cette partie du livre est d’une grande densité et m’ouvre à cette vision cosmique de la vie : un pur bonheur!! Grand merci à nos deux filles, qui nous (j’y associe mon épouse) font découvrir des pans inconnus de compréhension du monde et nous permettent d’appréhender cette forme de spiritualité nouvelle que Leloup présente avec sa sensibilité issue du monde orthodoxe oriental.
La conscience de notre immensité intérieure rend humble et nous délivre de nos perversions narcissiques écrit Leloup. Etre capable de miséricorde – ouverture du coeur à l’Amour infini – est un chemin vécu par le Christ et c’est «une ouverture en Dieu et en l’homme qui n’exclut rien, que le mal n’effraie pas, qui ne craint ni la souffrance, ni l’injustice, ni la mort»30. Voilà un feu qui «éclaire sans aveugler, qui transforme nos énergies de violence et de colère en énergies de service et d’harmonie»31. Pour Leloup, accepter ce choix de vie, c’est en fait passer concrètement à la divinisation de toutes choses. Ce chapitre est exigeant, mais capital : il s’agit de me confronter aux violences qui m’habitent ; souvent, plus elles sont cachées ou refoulées, plus grande est leur capacité de nuisance ! Afin de pouvoir entrer dans la non-violence, je dois laisser remonter ces élans cachés, qui sont liés à cette croyance millénaire de la violence libératrice et indispensable à la vie sociale. Jésus, en traversant la violence et en répondant par l’amour indique un chemin de lumière qui ne la supprime pas, mais nous ouvre à une autre voie possible. Accepter mes ombres, c’est le premier pas pour pouvoir les dépasser. Partant de ce fait, je m’ouvre à la lumière sans en exclure mes fantômes, sans m’effrayer outre mesure du mal en moi et dans le monde, mais je tente également de ne pas craindre la souffrance et la mort – vite dit !! – en accueillant la lumière susceptible de me transformer. La nouveauté, c’est que je ne dois pas ”faire”, mais m’exposer à une dimension libératrice ! Passionnant, sans être nécessairement simple ni confortable, je le concède.
5. De la dépression à la bienveillance
La tristesse vient généralement d’un manque, d’un sentiment de perte, etc., et cette situation peut se transformer en état dépressif avec le temps. Lorsque je me sens seul, séparé d’un tout idéalisé, ce n’est pas la colère, l’amour ou la consommation qui prennent le relais, mais bien le vague à l’âme, la mélancolie, l’abattement, l’accablement qui m’habitent et peuvent me paralyser. Nous sommes invités à nous rappeler la parole de Jésus concernant les fleurs. «Le lys des champs n’est jamais triste, il est profondément enraciné dans le Tout, dans la réalité du ciel et de la terre. (…) Regardez la fleur dans votre jardin, elle n’oublie pas de fleurir ou de faner, de vivre et de mourir»32. L’auteur nous invite à ne pas rester dans la tristesse, car le Réel est toujours là, comme la vague, qui ne peut être séparée de l’océan. Mais nous cherchons fréquemment le Réel à l’extérieur, alors que nous sommes nous-mêmes ce Réel. Certes, il nous faut travailler sur nos frustrations et nos manques ; cependant devenir adulte ne signifie nullement être parfait, mais pouvoir assumer le manque. Le remède, c’est «d’abord trouver l’esprit de pauvreté. Un riche, c’est quelqu’un à qui tout est dû ; un pauvre c’est quelqu’un pour qui tout est don»33. Grandir, c’est apprendre à désirer ce que j’ai plutôt que ce qui me manque. Et la joie, antonyme de la tristesse, peut commencer à rayonner parce qu’elle ne dépend plus des éléments extérieurs – présences, circonstances, ou comme on le lit : «ce n’est plus une question de santé ou d’humeur, mais de fidélité à la Présence incréée qui habite tout homme»34. J’ai appris au fil du temps tissant mon expérience de vie, que cette posture est effectivement source d’apaisement même lorsque je me sens triste. Il s’agit de lâcher mon ”os” de pitié de moi, de nombrilisme, pour m’envoler – le terme n’est guère trop fort – vers une position libérée et une joie indépendante des circonstances. Je ne pense pas à des états dépressifs majeurs, mais à ces histoires-films intérieurs pesants que j’apprends à déconstruire pour les remplacer par des possibles plus aériens et oxygénants !
Le pas supplémentaire proposé est de considérer le non-temps – qui contient le temps – comme un «Espace où la lumière est toujours là et sera toujours là quand il aura disparu»35. Devenir libre, c’est abandonner la recherche du bonheur, être libéré de la tristesse et du malheur, pour entrer dans cet Infini, qui ouvre à l’accueil de cette abattement, du bonheur et du malheur, car l’Infini peut tout contenir, à condition que nous ne nous identifiions pas à l’une ou l’autre humeur.La métamorphose est celle rendue possible par le Christ, qui n’a pas honte de pleurer et de se réjouir dans n’importe quelle situation, car «la certitude de la Présence infinie l’accompagne à travers et au-delà de la mort»36. Vivre cette perception de l’Univers intégré tant au monde physique que spirituel, me donne confiance en cet Amour Un – et premier – qui pousse à quitter la tristesse, et particulièrement la peur. Je puis entrer dans la bienveillance, cette acceptation lucide et encourageante, qui choisit de voir d’abord ce qui est positif, afin de ne pas sombrer dans le noir. Je pense en particulier à la situation provoquée par ce virus tellement anxiogène nous occupant depuis des mois et nous faisant oublier toute mesure de renforcement de notre défense immunitaire, pour ne laisser que le vaccin comme alternative ; un peu triste, quasi maltraitant, me semble-t-il !
6. Du désespoir à l’éveil
On passe de la tristesse à l’acédie, pulsion de mort en quelque sorte et situation bloquant toute énergie vitale. Les Anciens parlaient également de démon de midi où est remise en question notre vocation ; les plus grands doutes nous assaillent sur ce que nous aurions pu rater dans les propositions offertes par la vie… Bref, à 40 ou 70 ans, une période difficile s’amorce à chaque fois que l’humain se prend à rêver de ”rattraper le temps perdu”. Partant d’un retour parfois violent du refoulé, cette étape peut cependant devenir l’occasion d’un passage vers une réalité différente et même supérieure. Leloup précise que cette période est particulièrement inconfortable, soit au niveau sentimental, spirituel ou autre ; il faut piloter à vue, accepter l’angoisse sans attendre rien de spécial de l’avenir… «Aimer Dieu, ce n’est plus sentir qu’on L’aime, mais vouloir L’aimer. C’est aussi l’entrée dans le désert de la foi»37. A nouveau, les Thérapeutes rappellent que cette situation de tentations passera, comme les vertiges qui l’accompagnent. Cependant l’étau de l’absence de perpective peut être très pénible à supporter et l’abîme à surmonter se révéler quasi impensable lorsque les pulsions de vie et de mort semblent à ce point imbriquées. Assumer son être mortel et rester ouvert à l’Infini, voilà un véritable défi à assumer ! J’ai un grand respect devant les parcours de celles et de ceux qui sont pris dans ce désert de sens. Modestement, je constate que pour moi, il y a un important travail de deuil à faire ; prendre congé de projets irréalisables sous la forme que j’imaginais. Me rendre à l’évidence que je ne laisserai guère de trace ”inoubliable” après ma mort, comme d’ailleurs chaque humain, car ce ne sont pas les encyclopédies ou les moteurs de recherches de nos serveurs informatiques qui sont capables d’assurer une pérennité véritable, nous le pressentons bien ! Mais, et c’est bien là que tout peut basculer, un passage reste possible hors des cases superficielles du succès… C’est ce que rapporte Marie de Hennezel, écrivain et psychologue, dans un article paru dans le Monde où, déplorant le déni de mort qui habite nos sociétés, elle conclut son papier par une constatation à laquelle j’adhère volontiers : «Nombreux sont ceux qui, déjà dans le silence de leur confinement, méditent aujourd’hui sur le sens et la valeur de leur existence, sur le genre de vie qu’ils ont vraiment envie de mener. Une vie de retour aux choses simples, une vie où le contact avec ceux que l’on aime compte plus que tout, où la contemplation du beau et de la nature participe à la joie de vivre. Une vie où l’on n’abandonne pas les plus vulnérables, où la solidarité humaine l’emporte. Une vie qui respecte les rites essentiels qui ponctuent l’existence et rassemble la communauté des vivants : la naissance, le mariage, la mort»38.
Le pas de plus ressort ici du domaine de la liberté, celle de choisir la vraie Vie. Mais «l’intranquillité sereine de l’Amour» reste un élément déterminant et «coeur vide ou coeur plein, l’essentiel c’est d’avoir un coeur, coeur capable d’endurer ce paradoxe qu’est vivre, penser, aimer»39. La transformation, c’est de considérer que l’Espace, l’Eternel… nous y sommes déjà, le Réel nous est donné. Ce qui nous manque selon l’auteur de Metanoïa, c’est de vivre l’instant et nous réjouir de ce qui est donné.
Je suis ramené, à ce moment de ma réflexion, à la situation vécue par mon père ; avec le recul, je dirais que c’était un mystique qui s’ignorait. Dans ce 20e siècle bousculé et tellement prometteur – dans sa deuxième partie du moins, après la seconde guerre mondiale – où l’on se moquait du spirituel, et plus encore du mystique, dont on critiquait le manque de rationalité et de bon sens, la place laissée au surnaturel étant infime. Contre toute logique, c’est pourtant au quotidien que j’ai entrevu combien papa était à la fois mélancolique, désespéré à certains moments, et plein d’espérance à la fois, dans cette «acceptation résolue de l’inacceptable, sans joie, et pourtant joyeuse»40. Je comprends mieux aujourd’hui cette tension entre l’être et le soupir, entre l’amour irréductible qui reste vrai même lorsque je ne le sens pas ; j’accueille ce débordement manifesté en reconnaissant le va-et-vient de mon humanité, en route et en doutes !
7. De l’inflation de l’ego à la conscience de soi
Le mouvement à entreprendre va dorénavant du faire-valoir, de la vanité, à une sollicitation intérieure vers le Soi, d’un état où l’humain se prend quasiment pour la divinité et où il joue à être comme Dieu, pour devenir petit à petit – dans un travail de toute une vie – un être centré, debout, ”aligné” comme le dit si bien Gregory Mutombo dans ses écrits41 ! C’est là l’antipode du vouloir paraître et se faire passer pour ce que l’on n’est pas, dans le but de chercher à tout prix à être aimé/reconnu à travers cette image déformée de la projection de soi-même. Cette pathologie inflationnaire rend de plus en plus égocentré et «empêche (l’humain) de demeurer théo-centré ou christo-centré, c’est à dire de garder le Vivant, l’Être qui est véritablement, pour centre véritable»42.
Mes racines familiales, culturelles et géographiques m’ont porté à privilégier plutôt un profil bas, humble, pour ne pas dire sans couleur, indigne et insignifiant quoi ! Alors, la vanité, voilà qui me touche assez peu…non !?? Jusqu’au moment où, relisant la définition qu’en donne Jean-Yves Leloup, qui précise que le paraître peut s’exprimer également dans une enflure dépressive !! Je suis par là-même invité à rembobiner mes croyances, à les quitter en cessant de me déprécier plus ou moins consciemment et à accepter l’appel à une vie d’acteur debout, incluant tant mes limites que mes qualités. C’est une approche de longue haleine, mais tellement libératrice, et pour moi, elle fait partie de mon cheminement de croyant de plus en plus serein, de mieux en mieux dans ses baskets, émerveillé par tant de bienveillance reçue tout au long de ma vie, mais en n’oubliant PAS celle que je puis m’octroyer sans fausse modestie, dans une conscience de Soi qui s’articule en confiance. La connaissance de soi, de ce qui est, nous délivre des illusions dans lesquelles nous berçait l’infatuation. C’est un chemin de discernement, passant par la connaissance du divin et qui délivre du battage et de l’enflement. «La vaine gloire est signe de méconnaissance non seulement de soi, mais de la Réalité ultime qui rend toutes les autres réalités relatives»43. La suffisance, surmontée par une spiritualité assumée peut encore être rattrapée par la tristesse, et même la dépression… Car savoir que l’on est ”léger”, c’est se confronter à l’expérience de l’insignifiance, ou comme le décrit si justement Ésaïe 40, 15, se rendre compte de notre être volatile, telle «…une goutte de rosée au bord d’un seau». L’humain est constamment à la recherche de l’autre et de sa reconnaissance, que ce soit par la volonté de séduire, d’être reconnu, écouté, ou aimé comme être existant. Or, le retournement, ce pas de plus vers la libération, c’est lorsque «délivré de la vanité, il ne cherche plus tant à être écouté qu’à écouter, à être aimé qu’à aimer»44. Et Leloup d’ajouter que c’est ce pas-là qui accompagne au passage à l’état adulte en favorisant la prise de conscience que cet Autre en nous est capable d’accueil, de partage de la souffrance et de joie profonde.
La méconnaissance du divin en nous est bien réelle, avec ses mécanismes-croyances qui brouillent énormément les pistes de nos pérégrinations ! Depuis quelques années, une perception plus fine de mes autoroutes de pensées intérieures, avec cette conviction profonde de l’amour inconditionnel donne une force nouvelle à ma vie et permettent de m’aventurer dans des domaines insoupçonnés et émancipateurs ! Ce que je tentais de croire devient graduellement une réalité ressourçante et apaisante : je n’ai rien à produire, à prouver, mais à m’ouvrir et à délaisser les mirages d’une moralité défaillante, tentant désespérément de s’auto-justifier en boucle, avec comble du raffinement, un départ en vrille de dévalorisations et de repentances vaines plus ou moins feintes ! D’autre part, je puis partager une hospitalité sans calcul, capacité d’ouverture à être présent ici et maintenant, sans illusion et sans gonflement. Voilà qui représente un antidote puissant à la vaine gloire ; cette qualité de vie me réjouit et me comble au-delà de tous les faire-valoir, je l’expérimente journellement !
La métamorphose telle que la décrit l’auteur de Métanoïa prend appui sur … l’humour et l’humilité (renoncer à se prendre au sérieux) ! Cette simplicité apparente n’enlève rien à la complexité de l’existence mais motive l’être à agir dans la spontanéité, sans se préoccuper d’hier ou du lendemain. Cependant, le rappel est donné : on ne peut vouloir être simple et faire des efforts, de même que l’herbe ne croît guère par le fait qu’on tire sur sa tige ! L’humain aime compliquer, il cherche à se vendre et à tirer profit… «Le ciel dans son grand humour accepte tout cela. Dans son grand amour, il en souffre peut-être, car le monde se complique et s’épaissit»45. La joie, c’est alors d’accueillir sans ambages la vie, en étant soi.
8. De l’orgueil, de la démesure spirituelle au Soi
Pour les Thérapeutes d’il y a quelque 1’500 ans, l’orgueil manifestait une ignorance profonde de la nature humaine, plus encore que la vaine gloire (inflation de l’ego), pourtant signe de stupidité ! Cette démesure représente une rupture avec le Réel, un enfermement dans l’autosatisfaction, voire l’autisme, et mène à l’égarement hors de soi. Au contraire, «l’union à Dieu ou la divinisation (théosis) n’a pas pour but de mettre l’homme hors de lui-même, mais … de le recentrer, de l’intégrer davantage en Dieu, à la fois au-delà et au-dedans, tout autre que moi-même et plus que moi-même»46.
La personne orgueilleuse se retrouve rapidement hors d’elle-même, furieuse lorsqu’elle est mise en question, tandis que l’humain plus humble réagit comme si son intérieur n’était pas touché par une agression ; c’est ainsi que les Anciens pensaient que le remède par excellence contre l’orgueil et la démesure était sobrement l’humilité de humus qui accepte sa condition de glaise et sait s’émerveiller «que cette terre infiniment fragile soit capable d’intelligence et d’amour»47. Ces sages recommandaient de tourner le regard vers le Christ, ce chemin de lâcher prise et de désappropriation qui conduit à la révélation de l’Être et même du ”plus qu’Être”.
Voilà exactement cette conduite de retournement proposée pour les huit ”pensées” que détaille cet opuscule.r. Les huit logismoï sont ainsi autant de maladies de l’ego à dépasser.
De l’Ego » vers le Soi
Consommation à outrance et avidité » Partage, saveur de la vie
Accumulation, attachement » Générosité, vraie richesse
Libido, accaparement de plaisirs » Amour inconditionnel, sacré
Colère, violence » Sérénité, douceur
Dépression, manque de désir » Bienveillance, joie
Désespoir, pas de perspective » Eveil, vivance48
Ego, inflation, prétention de puissance » Conscience de soi
Orgueil, autosatisfaction » Soi éternel, personne
L’approche envisagée par les Anciens et détaillée par Jean-Yves Leloup autorise la prise de conscience des travers qui habitent chaque personne à des degrés variables. Au fur et à mesure de la présentation, le mouvement se focalise plus précisément sur l’intérieur de la personne ; l’auteur parle de la divinisation. Je n’aime guère ce mot, qui me semble incongru, trop spiritualisé, pour ne pas parler de tentative d’usurpation face à ma condition humaine. Cependant, j’avoue être de moins en moins dérangé par cette façon de voir, en particulier lorsqu’il est question de recentrage, de prise de conscience de notre pouvoir de co-créatrice et -créateur. Ce que j’ai longtemps pris pour de l’orgueil tout à fait déplacé, était en fait bien une fausse humilité, un orgueil déguisé ! C’est typique de l’ego, remis judicieusement en question et qui se pare d’attraits pieux pour revenir au triple galop sous la forme d’ego spirituel, très toxique et mystificateur, le salaud… Assumer avec reconnaissance mon statut d’humain, aimé sans condition par une instance que j’appelle volontiers le Vivant (à la suite de Lytta Basset, pour ne pas tomber dans ces descriptions trop souvent éculées du Divin), assumer ma condition de finitude revient donc pour moi à élargir les possibles et à m’ouvrir au mystère d’une vie bénie – je ne trouve pas de synonyme correspondant pour la vitalité que je ne puis qu’accueillir. L’exemple concret d’une vie pleinement assumée par Jésus, dans la non-violence, l’amour vrai et le don de soi m’accompagne dans les récits de l’évangile et surtout au quotidien de mon périple de vie ! Je peux tendre vers ce Soi, devenir une personne entière, fragile et partielle. Avec cette vitalité promise par ce même Jésus à une femme étrangère dans le récit de la Samaritaine au puits : «L’eau que je lui donnerai deviendra en lui·elle une source intarissable qui jaillira jusque dans la vie éternelle»49. C’est avec cette force en Soi que j’essaie de vivre depuis bientôt sept décennies ; je suis toujours en route et en recherche d’ouverture, avec une sérénité et une confiance grandissantes…
Acquiescer à ce qui nous manque
Arrivé à ce point de la présentation, la question du manque se pose, qui sourd dans chacune des huit pensées de l’ego. La réponse se décline en plusieurs images : royaume de Dieu, Esprit, ou carrément (trop vite dit!) Amour. Celui-ci est offert sans calcul, sans ruse, sans programmation aucune. On ne peut l’acheter, se l’approprier, le mériter ou le produire ; il est là, offert, si tant est que nous y portions attention : «Etre tout oui et toute ouïe, pure écoute, pur accueil et disponibilité (liberté) à ce qui nous est donné là ; cette non-résistance… c’est le commencement de la Conscience»50. Oui, il nous faut sortir du mental, de la raison seule, pour porter attention et acquiescer à ce qui est donné dans l’instant. Cet élargissement, cette sensibilité à la créativité de la vie, à l’irruption de l’inattendu aide à surmonter le négativisme du combat, de tout manichéisme, de l’opposition stérile et dévastatrice. Un oui à la Vie se conjugue avec la gratitude et autorise la prise de recul ; je remarque mon coeur battant dans une immensité intérieure. Le silence, la contemplation, la vie choisie et non subie se rejoignent dans une vibration de joie inondant la vie !
Une reformulation des huit logismoï-pensées me permet d’accueillir au lieu de renoncer:
- Oui, je veux goûter aux saveurs de la vie et au partage qui nourrit… !
- Oui, je souhaite une véritable générosité dans ma vie, riche d’échanges… !
- Oui, je crois à l’amour inconditionnel dont l’Univers me fait part, ce Sacré qui m’ouvre à l’autre… !
- Oui, je fais confiance à la douceur et à la sérénité patiente comme éléments non-violents et non-jugeants dans mon devenir quotidien… !
- Oui, la joie et la bienveillance me rejoignent au plus profond de mes entrailles… !
- Oui, il reste des paradis perdus à découvrir, ceux de l’éveil au Vivant… !
- Oui, la véritable puissance se manifeste dans la conscience en soi, cet endroit où l’intuition peut se développer… !
- Oui, je suis – aimé, accepté sans condition, capable de transformation, appelé à la vie, co-créateur dans mon environnement, naturellement vivant… ! Et reconnaissant !!
Bref, oser le recul, inclure le coeur dans mes pensées, retrouver mon immensité intérieure, méditer avec un regard nouveau, agir et être sujet, maîtriser mes pensées et événements afin de choisir l’instant, c’est bien dans ce Tout que réside le véritable passage à la joie !
Bien-veillance envers soi et les autres
La vie est complexe et il est tellement vivifiant de la regarder avec amour, toujours à nouveau malgré les vicissitudes rencontrées. A la fin de la présentation du cheminement des Pères·Mères du Désert, l’”encore”, ou ”pas de plus” donc parle Jean-Yves Leloup est logiquement une étape supplémentaire vers le silence. Ce dernier est en quelque sorte «une parole qui ne cherche pas à se faire comprendre, elle embrasse d’abord, elle dit oui à ce qui n’a pas encore été vécu. Elle adhère au chemin que nul n’a encore foulé»51.
Ces quelques pas – la vie ne se résume pas en une seule enjambée! – sont des portes s’ouvrant sur une attention aiguisée, une «bien-veillance» active et sensible dépassant ce qui est connu, s’aventurant au-delà des concepts et des représentations de la divinité. En fait, un pas de plus amène à rester constamment dans une ouverture, toujours plus vaste, plus effective et plus portée vers l’autre, vers soi et réciproquement. Le ”Je suis” devient alors ”Je serai”.
- C’est un pas au-delà de la pensée pour
- cheminer en Conscience,
- dépasser le mental et découvrir l’Esprit,
- oser une foulée quittant le moi, afin d’entrer dans le Soi.
Cette quête est animée par l’amour, car on n’est jamais arrivé en amour, et c’est bien le seul trésor qui grandit lorsqu’il est dépensé ! Le texte du livre est extrêmement parlant à ce sujet :
Cette enjambée supplémentaire oriente inéluctablement par-delà la fusion, la séparation et l’indifférence, C’est un pas éloignant de la peur et de la dualité.
Le retournement que nous avons à vivre est ce passage de «”Ce que je suis” au ”Je suis qui je suis”, le pas de l’adhésion au Réel»53. Voilà la touche finale, le pas de la confiance-foi et de l’abandon à l’Être au Réel infini.
J’avoue volontiers mes limites quant à un résumé fidèle de l’ouvrage Metanoïa, dont l’intelligence me séduit certes, tout en restant obscure à bien des égards. La pensée complexe et non duale est vraisemblablement plus proche d’une perception orthodoxe dans ses chatoiements innombrables que de celle marquée de piétisme teinté d’esprit critique version occidentale et contemporaine ! Mais, et c’est à cet endroit que je sens une vibration profonde, lorsque je quitte mes repères habituels pour me laisser bercer et oser l’élargissement… du coeur ! Je n’ai plus besoin de comprendre l’entier de la pensée de Jean-Yves Leloup, ni de maîtriser ou pouvoir exprimer exactement ce qui me touche au plus profond. Je sens la grandeur de l’Univers, tout comme je suis ravi devant un ciel de nuit dans le Jura encore peu pollué par les prétendues ”lumières” urbaines.
C’est reconnaissant pour tout ce que l’UN m’offre, que je referme ce livre touffu, initiatique, véritable puits de vie et de transformation, source à laisser jaillir dans mon intérieur !
- « Métanoïa – une révolution silencieuse », Jean-Yves Leloup, p 15
- Ce courant est proche de celui de l’éthique de l’environnement qui remet en cause l’homme comme mesure de toute chose, ou comme sommet absolu de l’évolution, s’autorisant à puiser sans limite dans les ressources naturelles. (Wikipedia » Ecosophie).
- ibid p 8-9
- ibid p 8
- ibid p 21
- ibid p 22
- ibid p 16
- ibid p 13
- ibid p 36
- ibid p 37
- ibid p 38
- ibid p 39
- ibid p 42
- ibid p 47
- ibid p 54
- ibid p 58
- ibid p 61
- ibid p 66-67
- ibid p 73
- ibid 73
- ibid 74
- ibid 77
- ibid 60
- Voir à cet effet les textes extrêmement intéressants de Walter Wink, Verwandlung der Mächte – eine Theologie der Gewaltfreiheit, 170 S, Verlag Friedrich Pustet, Regensburg 2018
- « Métanoïa – une révolution silencieuse », Jean-Yves Leloup, p 83
- ibid 85
- ibid 86
- ibid 88
- ibid 89
- ibid 90
- ibid 93
- ibid 95
- ibid 96
- ibid 96
- ibid 98
- ibid 103
- Le Monde du 04 mai 2020, article consacré à « L’épidémie de Covid-19 (qui) porte à son paroxysme le déni de mort »
- Métanoïa – une révolution silencieuse », Jean-Yves Leloup, p 109
- ibid p 113
- Mutombo Gregory, p. ex. ds Le Feu de l’Esprit – l’ultime effort est de n’en faire aucun, Edit. G. Trédaniel 2018
- ibid 117
- ibid 119
- ibid 121
- ibid 124
- ibid 126
- ibid 127
- Terme parlant créé par Jacques Salomé et définissant ce fait d’être réellement vivant
- Evangile de Jean 4.14
- « Métanoïa – une révolution silencieuse », Jean-Yves Leloup, p 142
- ibid 149
- ibid 153
- ibid 160