Une pionnière du travail pour la paix

Maria Biedrawa, membre de Eglise & Paix et du Mouvement International de Réconciliation (MIR), passe depuis longtemps une partie de l’année en Afrique. Avec une diversité de personnes et de groupes dans plusieurs pays, elle fait de la vulgarisation de la nonviolence active et de la réconciliation. Le 31 mai prochain à Brème, Maria recevra de la fondation die schwelle le prix de la paix 2024 pour son travail pionnier dans le domaine de la paix. La fondation allemande soutient depuis 40 ans les contributions à la paix.

Cet événement remarquable est l’occasion pour une interview avec Maria. Ses propos sont concrets et offrent de nombreux clins d’œil à celles et ceux qui s’intéressent au travail sur le terrain. Les questions ont été posées par Hansuli Gerber.

Maria, depuis de nombreuses années, tu passes du temps en Afrique pour promouvoir la non-violence active, le travail constructif sur les conflits, le témoignage prophétique – la paix, quoi. Quel a été le déclic pour cet engagement tout de même peu confortable ?

A vrai dire, je n’ai jamais pensé à cet engagement en terme « confortable » ou « peu confortable ». Cela a tout d’abord été passionnant, car l’être humain est passionnant tout comme notre vivre ensemble. J’avoue que j’ai un peu le caractère d’une aventurière, attirée par l’inconnu. C’est plus fort que moi. Chercher la paix dans des situations de violence, c’est un rendez-vous avec l’inconnu, c’est marcher sur des territoires non-cartographiés. « Gratia supponit naturam », disait Thomas d’Aquin, « la grâce se greffe sur la nature ».

Mais en dehors de cela, il y a eu des déclics venant de mon entourage. Un déclic est venu très tôt dans ma vie, à l’âge de 12 ans, au moment de l’occupation de ce qu’était à l’époque la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques. Vivant en Autriche, à quelques 150km de cette frontière qu’on appelait le rideau de fer, je me suis tout à coup rendue compte de ma liberté. Et la question « Qu’est-ce que je fais de ma liberté ? » est comme le grand refrain de ma vie. Des décennies plus tard, j’ai pris conscience de la force de la non-violence. Lors d’un séjour de 7 semaines sur le terrain, avec le Groupe d’Action Non-Violente Evangélique à Lubumbashi, dans le sud-est de la RDC (République Démocratique du Congo), l’action de ce petit groupe et encore plus leur savoir-être, m’a convaincue et a forcé mon respect.

C’était dans les premières années du nouveau millénaire. A ce moment-là, beaucoup de pays francophones en Afrique subsaharienne sortaient de conflits armés, une conséquence directe de la chute du mur du Berlin et du communisme. La société civile émergeait et la question de la réconciliation post-conflit était omniprésente. Certains des acteurs ou groupes, notamment des Eglises, se sont alors adressés au MIR France, entre autre pour demander des formations. Il s’est avéré que mon séjour à Lubumbashi n’allait pas rester mon unique séjour en Afrique, mais le début d’une nouvelle étape de vie. D’abord une ou deux fois dans l’année pour 15 jours, Congo Brazzaville, Togo, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Gabon …. Et j’allais de déclic en déclic. Partout je rencontrais des personnes qui m’ont ouvert les yeux : sur l’échec de la violence de ces guerres, sur le néo-colonialisme autour des ressources naturelles et des multinationales et politiques européennes, sur le nexus entre pauvreté, absence d’éducation et violence structurelle, mais aussi le versant positif : les racines culturelles et l’anthropologie africaine de l’Ubuntu (« Je suis ce que je suis grâce aux autres ») qui fournissent une mémoire du comment vivre ensemble qui précède la personne, l’engagement des églises pour la paix et la réconciliation, les fruits du dialogue et des initiatives interreligieux, les projets alternatifs, et le travail de fourmi, courageux et prophétique des artisan.es de paix. A travers eux et avec eux, j’ai trouvé mon « trésor dans le champ » : Dieu vivant parmi nous, au cœur de la société et au cœur de notre pouvoir d’agir. Le mot espérance est entré dans ma vie. J’aime paraphraser Hans Urs von Balthasar : « Mets ton doigt sur le pouls du vivant et sens-y le battement de cœur du Créateur. »

Quels sont les milieux dans lesquels tu travailles, tes partenaires et tes interlocuteurs ?

Je travaille sur invitation d’un groupe ou des personnes d’un pays. Nous entrons en contact par l’intermédiaire du MIR (Mouvement International de la Réconciliation), les Commissions Justice et Paix (organe de l’Eglise catholique), une congrégation religieuse ou le simple bouche-à-oreille. Ces groupes ou personnes sur place ouvrent souvent la porte à des réseaux œcuméniques ou interreligieux. Si dans les premières années j’étais plus en Afrique de l’Ouest et ensuite pendant 3 ans au Burundi, je me concentre aujourd’hui sur la République Centrafricaine où je passe 4 à 5 mois par an, et à un rythme moindre avec la Commission Justice et Paix à Rumbek (Soudan du Sud) et le MIR au Congo. Je ne mène pas des actions en mon nom. J’interviens avec ces personnes ou groupes, comme une personne ressource pour soutenir les acteurs et actrices locaux. Ensemble nous travaillons avec d’autres qui sont au milieu hiérarchique : proche de la base et en dialogue avec les décideurs au-dessus1. Aussi, je privilégie le faith-based peacework, le travail de paix qui s’appuie sur nos sources religieuses. Gandhi disait: « Pour faire ce que je fais j’ai besoin d’une force autre que la mienne. » Cette force se trouve dans les outils pertinents de la non-violence et du travail de paix, mais elle est aussi spirituelle. D’une part je refuse de m’en priver et d’autre part, c’est une priorité pour moi que nous trouvions une cohérence explicite entre notre foi confessée et vécue.

Comment peux-tu savoir que ton travail porte ses fruits et lesquels ?

Dans le travail de paix, il y plusieurs temporalités.
Il y a d’abord le temps de la violence directe, comme en ce moment en Russie / Ukraine ou en Israël / Palestine. C’est durant ces moments que beaucoup de gens se sentent impuissants et pris dans une psychose collective. Or, c’est aussi le moment où les premières semences de paix tombent en terre : les hommes et les femmes qui ont le courage de cacher des personnes persécutées et qui s’occupent des déplacé.es et réfugié.es ; ceux qui dénoncent la propagande de guerre et qui annoncent la vérité d’un conflit armé, voire des sorties de celui-ci, les objecteurs et objectrices de conscience, la non-collaboration etc.

Ensuite, il y a le temps d’un réveil : cette guerre a coûté trop de vie, trop d’argent. Les gens commencent à être fatigués, à perdre confiance dans le dogme de la légitime violence, à être convaincus que la sortie se trouve dans les négociations. C’est le moment où on se souvient que certain.es disaient cela depuis le début. Certains seront impliqués dans les négociations des accords de paix, beaucoup d’autres, de façon bien plus discrète, se mettent à panser les plaies, à recréer des structures humaines et matérielles sur lesquelles la paix de demain peut reposer : accompagnement psychosocial des personnes traumatisées et ainsi briser le cercle du désir de vengeance ; libérer les enfants et jeunes embarqués dans les milices ; créer des alternatives qui permettent aux anciens combattants de vivre ; réunifier les familles des déplacé.es internes et rapatrier les réfugié.es ; relancer l’économie civile, interrompre l’économie de guerre (qui a causé la famine et le dysfonctionnement des systèmes de santé, d’éducation et de l’administration) et créer le goût pour la « dividende de la paix » ; susciter le lobbying de la société civile et des Eglises ou religions pour des accords de paix politique.

Une fois les accords signés, il y a le temps de la transition : regarder les causes profondes du conflit et mettre en place la prévention ; préparer des élections ou lutter contre l’impunité ; mettre en place des commissions vérité et réconciliation etc.

Chaque étape a ses propres fruits. Pour vous raconter quelques exemples :

Burundi : En amont des élections présidentielles en 2015 qui laissaient présager de grandes violences (et c’est ce qui est arrivé), j’étais invitée par un groupe de jeunes à parler de la non-violence. Il y avait tellement de questions, nous n’allions pas très loin. Au fait, nous nous sommes arrêtés au tout début, en parlant beaucoup de comment se situer devant la violence structurelle, maintenue par la peur de beaucoup qui ne permet pas de retirer le voile sur le mensonge de certains qui couvrent ainsi l’injustice. J’ai revu ces jeunes quelques mois après. Un jeune qui a tout pour être un leader d’opinion, me raconte : peu après notre rencontre, les chefs d’une milice m’ont contacté et m’ont demandé de les rejoindre. A la lumière de ce que nous avons appris sur la violence structurelle, j’ai décliné l’invitation car j’avais choisi la non-violence comme ma méthode d’engagement. Les autres jeunes présents à cette rencontre ont décidé de monter une pièce de théâtre pour sensibiliser autour d’eux, de montrer que la non-violence active était le 3e chemin possible entre violence et soumission, et de prévenir ainsi la séduction des jeunes par les milices.

RDC : Pendant des années, le MIR France était en contact avec un activiste de paix à Uvira, en RDC. Nous l’avons soutenu par un échange régulier et nous lui avons, entre autre, envoyé des livres sur la non-violence. Un jour – silence radio. A-t-il décroché de son engagement ? A-t-il triché ? Etait-il en danger ? Avons-nous fait des erreurs ? Tant de questions. En tout cas, apparemment, un échec. Jusqu’au jour où, 2 ans plus tard, un mail arrive. Il a dû fuir. Il est parti avec dans son sac à dos un 2e t-shirt de change, sa brosse à dent, son passeport, une bible … et le livre sur la non-violence. Il était maintenant dans un camp de réfugié au Malawi où se sont retrouvées les victimes des conflits armés des pays, tous en opposition dans la région des Grands Lacs. Voyant la misère et le danger que signifiait cette opposition, il s’est dit : la non-violence, maintenant ou jamais. Il a fait le tour de tous les leaders religieux présents dans le camp et les a convaincus que la paix dans le camp, c’était leur mission. Ensemble, ils se sont mis à transformer la violence par un service de médiation, un service d’aide à l’éducation pour les parents de jeunes avec des troubles de comportement, une antenne de radio qui fait des émissions sur la résolution non-violente des conflits, le pardon, la réconciliation, le vivre ensemble. « Pouvez-vous venir nous aider par une formation ? »

RCA (République Centrafricaine) : Lors d’une période de relative accalmie, l’évêque catholique de Berberati (dans l’ouest du pays) décide d’en profiter et me demande d’animer une formation à la non-violence pour son clergé et quelques religieuses qui vivent dans son diocèse. Mais ils viennent plus nombreux : il rajoute progressivement à la liste des invités les laïcs engagés, les pasteurs des différentes Eglises protestantes et les imams, et, cerise sur le gâteau, quelques chefs de la milice anti-balaka. Les chefs de milices ont leur propre motivation de venir. Ils espèrent être applaudis pour leurs actes héroïques de défense de la patrie. Nous sommes 350 dans la salle. Petit à petit les langues se délient et les participant.es commencent à donner leurs témoignages. Ce sont des histoires de traumas. Nous nous rendons compte que pour certains, les auteurs sont ici présents dans la salle. Les anti-balaka sont de plus en plus silencieux et écoutent. Un membre de l’équipe les accompagne pendant les temps informels pour les écouter, car eux aussi, ils ont eu leur part de souffrance. Un prêtre se lève et s’adresse à eux : « Vous m’avez tabassé et laissé pour mort. Je veux que vous sachiez que je vous ai pardonné. » Le lendemain, le grand chef des milices vient au micro. Nous retenons notre souffle. Il nous demande de nous lever pour une minute de silence pour les victimes de la guerre. C’est un aveu. Ensuite, il nous dit que les autres chefs de milices s’associent à ce qu’il va nous dire maintenant. Il les a contactés par téléphone et informés de sa démarche. Il commence à demander pardon : aux imams dont ils ont brûlé les mosquées, aux femmes d’un tel village, aux pasteurs ou prêtres d’un autre. C’est détaillé, sincère, pas à la va-vite. Nous sommes vendredi après-midi. Ils font la promesse, et la tiennent, de déposer leurs armes lundi matin. Quand il descend de l’estrade, les imams sont déjà réunis en bas pour le prendre dans leurs bras. Ce mouvement se généralise. Il y a beaucoup qui cherchent quelqu’un, échangent quelques mots, s’embrassent. Une femme entonne un chant en sangho, la langue nationale, qui consiste en une phrase : « Réveillez-vous, l’Esprit souffle. » C’est la fin de la rencontre.

Ces évènements n’ont pas fait la une dans les médias. Ils n’ont pas empêché d’autres épreuves et rébellions. Ce ne sont pas des accords définitifs de paix, mais ce sont des moments où des personnes ont senti qu’une partie de la paix était entre leurs mains. La spirale de la vengeance est coupée. Ils rentreront chez eux avec le souvenir d’avoir touché du doigt leur pouvoir d’agir et d’avoir trouvé le début du chemin qui mène vers la guérison du trauma.
Parfois, il nous est donné de connaître les fruits de notre travail. Parfois pas. Quand la semence de la paix tombe dans un cœur blessé, c’est un évènement très intime. Nous ne saurons pas quand et comment cette semence va s’ouvrir et pousser. Mon travail c’est de semer.

Quelles sont les difficultés, les défis majeurs dans ton travail ?

La paix n’a pas beaucoup d’ami.es, et encore moins s’il s’agit de la paix avec les moyens de paix2. La paix se poursuit par définition là où elle n’est pas (encore), donc dans l’adversité et les difficultés.
La difficulté la plus importante dont j’ai pris conscience au fil du temps, c’est d’être si souvent face à des structures de péché, face au mal : la pauvreté criante des populations délaissées ; la désinformation (ou le silence) médiatique ; le deux-poids-deux-mesures de la communauté internationale ; le pillage des matières premières en Afrique par nos pays « développés » et les politiques d’oppression qui vont de pair avec le néo-colonialisme.
Cet inventaire du néo-colonialisme va de pair avec la militarisation des grandes parties de l’Afrique, argent qui manque par ailleurs pour des infrastructures dignes de ce nom (écoles, hôpitaux, routes ….) ; des dictatures mises en place ou maintenues par d’autres puissances au nom de leurs intérêts économiques et stratégiques ; la corruption et la mauvaise gouvernance ; le terrorisme ; le « diviser pour mieux régner » que ce soit des ethnies, des religions, du régionalisme ; les désastres écologiques et leur justification au nom de la croissance économique ; les exactions contre la liberté d’expression et le droit humain. Il va sans dire que chacun de ces facteurs laisse derrière lui un cortège de souffrances inimaginables et indignes de l’être humain. Je suis très vigilante quant à ces derniers éléments. Les artisan.es de paix sont très souvent menacé.es et ont besoin de notre protection. Un sage de la non-violence active d’une branche du MIR en Afrique a dit que « la non-violence n’avait pas pour vocation de remplir les cimetières mais de changer la société ». La non-violence occidentale, provenant des états de droit, n’est pas transposable tel quel dans d’autres pays avec un passé dictatorial ou de chaos transgénérationnel. Nous devons inventer des chemins ensemble pour ne pas faire de la non-violence une idéologie qui sacrifie la vie des autres.
En 2022, la somme mondiale pour les dépenses militaires était de 2240 milliards de dollars. Pour les victimes directes de ces guerres, les réfugié.es et déplacé.es, la même année, le budget de l’UNHCR s’élevait à 4,7 % de ce montant. Je n’ai pas de chiffres pour dire à combien s’élève le budget mondial de nos associations de la société civile et des églises pour le travail de paix, mais cela doit être absolument ridicule. Notre force visiblement est ailleurs. Mais même avec cette conviction, l’absence des moyens est aussi un obstacle. Nous avons la paix que nous voulons payer. Sinon, nous payons aussi le prix – comme victimes de la militarisation croissante. Poutine nous rappelait il y a quelques jours ce que nous savons depuis longtemps : les armes (pour lui, y compris l’arme nucléaire), est faite pour être utilisée.
Le défi personnel et pour nous en tant que collectif, est de regarder ces difficultés en face, d’essayer de les comprendre – et de ne pas se laisser hypnotiser par le mal, mais garder notre liberté d’esprit et la créativité qui nous permet d’échapper au mimétisme et d’agir autrement, fidèle à cette 3e voie qu’est la non-violence.
Un exemple pour démontrer ce que je veux dire. L’histoire se passe lors d’un séminaire sur la non-violence pour des jeunes leaders au Soudan du Sud. Ils analysent de façon très, très juste la dynamique multiforme, souvent compliquée, de la violence et de ses effets. Ils l’ont regardé tellement en face que les traces marquent leurs corps, âmes et esprit. Or, quand il s’agit d’imaginer des alternatives à la violence, la prévention etc., ils me disent : « Quand tu parles des choses comme la justice ou la paix, nous ne savons pas de quoi tu parles. Ici, il y a la guerre depuis 1955, hormis quelques années d’accalmie. Ni nous, ni nos parents, ni nos grands-parents ont vu la paix ou la justice de leurs propres yeux. Peux-tu nous dire qu’est-ce que c’est ? » Cette remarque signifie pour moi un de mes plus grands chocs culturels et m’a propulsée dans un autre univers, leur univers. Oui, rester le regard fixé sur la violence peut devenir une hypnose. Le mal nous met alors sous son emprise et nous perdons la liberté d’imaginer le monde autrement. Nous sommes avertis de cela par les prophètes qui ont toujours une double mission : dénoncer (l’injustice, la violence etc.) et annoncer, mettre des mots, des images sur le shalom de Dieu, son projet pour nous, les êtres humains, et le monde. Nous décidons d’écrire ensemble un manuel pédagogique qui explique tout cela et qui donne des exemples, venant d’autres pays du sud. Ce travail devient l’occasion d’une libération personnelle. La mémoire, obnubilant le présent, se range là où elle appartient, au passé ; la peur cède petit à petit la place à la créativité et le sentiment d’avoir un pouvoir d’agir.

Si tu devais comparer la scène ecclésiale et civique en Afrique avec celle en Europe ?

Nos Eglises, où qu’elles soient, sont toujours traversées par les problèmes de nos sociétés. Chez nous, ce sont p. ex. les abus sexuels, ou le déchirement des chrétiens dans un monde déchristianisé, de chercher la planche de salut dans le retour aux formes qui exprimaient une sécurité spirituelle dans le temps, ou bien de tout jeter par-dessus bord sans discernement. Dans les églises africaines, nous sommes confrontés à l’ethnisme ou bien la recherche parfois douloureuse de ce qui dans la foi chrétienne peut, ou pas, trouver une alliance avec les cultures africaines.
N’oublions pas que le christianisme en Afrique est très jeune. Dans beaucoup de pays, il n’a pas plus de 120 ou 130 ans. Où est-ce que les chrétiens en Europe ou au Moyen Orient en étaient-ils 130 ans après Jésus-Christ dans leur compréhension de la bonne nouvelle et l’implication sociale ? Au réveil du génocide au Rwanda en 1994, les voix ne manquaient pas qui se disaient déroutées, voire scandalisées : un génocide, comment est-ce possible dans ce pays un des plus chrétiens de l’Afrique, à peine un siècle après le premier contact avec le christianisme ? Je veux juste opposer une autre question : Comment est-ce que la shoah était possible en Europe après 18 siècles de christianisme ? Nous avons tous nos devoirs de maison qui nous sont propres. Dans toutes nos cultures, avec tout ce qu’elles ont de beau et de bon, la parole de Dieu sera cette épée tranchante qui nous confronte avec nos idolâtries, qui mettra à nu nos consciences et qui nous interpellera. Toutes nos cultures ont besoin de rédemption et de l’évangile pour évoluer.

Mais nous avons aussi, dans toutes nos cultures, des dons que l’Esprit donne à ses Eglises (v. Ap, chapitres 2 et 3). Le don est peut-être de traverser en premier les problèmes de nos sociétés aussi présentes dans nos églises. Notre avantage à domicile est de pouvoir les traverser dans la force de l’Esprit et, ainsi, ouvrir un chemin à nos contemporains en dehors des églises. Si un Pierre en marchant sur le lac n’avait pas coulé, nous ne saurions rien de la main de Jésus qui nous saisit dans de tels moments.

De temps à autre, je vis de moments en Afrique, en Eglise, où je me dis : je rêve. Petit exemple du camp de réfugiés au Malawi. Chaque Eglise (catholique, reformée, baptiste etc.) est multipliée au moins par trois, p. ex., les baptistes burundais, rwandais, congolais. Ainsi, les fidèles peuvent célébrer dans leur langue maternelle et les connotations de leurs cultures d’origine. C’est très important. Un jour, le presbytère de l’église baptiste burundaise se trouve dans une grande difficulté avec les fidèles. Le conflit non-réglé prend des allures violentes de la part de certains fidèles, dans le dos des pasteurs. Ce dimanche-là, j’assiste à leur culte qui sera animé par le pasteur baptiste congolais qui est venu avec toute sa communauté. C’est exprès. Ils vont créer la surprise. Et la voilà : Le pasteur a choisi un passage biblique qui cadrait avec cette situation et après une prédication vigoureuse, annonce : « et maintenant, frères et sœurs, on va le faire ! Les pasteurs avec qui vous êtes en conflit, sont d’accord de vous pardonner ou de demander pardon à condition que vous veniez maintenant en parler en vérité avec eux. Nous, les congolais, sommes venus vous aider dans ces rencontres comme médiateurs. » Les pasteurs prennent leur place dans différents coins de la salle. Très lentement, le mouvement s’amorce. Les premiers se lèvent pour voir un tel ou un tel. Les conversations durent, les visages se décrispent. Il y a des fidèles qui se rencontrent entre eux. Trois heures plus tard, un rituel de lavement des mains, des chants, des danses, et nous mangeons ensemble.

C’est seulement après que j’apprends quelque chose qui me renverse. Les congolais ont vécu une journée de jeûne et de prière la veille, faisant la même démarche entre eux, « pour être sincère, crédible et rempli de compassion pour leurs frères et sœurs burundais ».

Je pense à ma ville en France. La paroisse du secteur nord est inconciliable avec celles du secteur sud. C’est entre autre une question sociologique et démographique. Je n’ai pas vu l’église de la ville à côté venir en aide ….

Que pouvons-nous apprendre des Africains actuellement ?

La paix ne se fait pas si les seigneurs de guerre et leurs complices ne reconnaissent pas leur tort et changent de vie. Je suis toujours impressionnée quand des personnes victimes de violence confrontent les malfaiteurs si une occasion se présente. Je pense à des membres du MIR Congo qui sont allés à la rencontre de jeunes enrôlés dans les milices comme enfants-soldats au moment des faits. Beaucoup le sont par manque d’éducation, proies faciles à des idéologies qui simplifient la vie dans un monde qui ne leur permet pas de vivre : l’absence de perspectives professionnelles, l’insécurité alimentaire, la misère, l’absence d’infrastructures au service du bien commun, le droit du plus fort, une vie sans sens, le désespoir … tout cela les pousse à remplacer un pouvoir d’agir sainement mais inaccessible par un pouvoir par la violence. De le justifier par une idéologie leur offre une appartenance à une société où ils se sentaient exclus, les arrache au sentiment de la culpabilité ou de la honte (au moins pour un temps) et les fait rêver de la prospérité. Ces membres du MIR Congo ont alors cherché le contact avec ces jeunes, pour leur parler au cœur et gagner leur confiance. C’est une condition pour toute tentative ultérieure de formation professionnelle ou la création d’ emplois. Quelques-uns de ces jeunes participaient alors à une de nos formations à la non-violence au Congo. « J’ai appris à remplacer mon arme par les paroles. Je ne savais pas que le dialogue, ça existe » ; « C’est la première fois que j’ai entendu parler du pardon et de recommencer la vie ». Ensuite, lors d’une campagne présidentielle, ils ont guetté leur chance pour dire au président, candidat à sa succession, que leur pays n’avait pas besoin d’armes, mais de paix et de développement. Ce que nous pouvons apprendre, c’est l’implication directe, citoyenne, sans attendre des programmes d’état, et créer le précédent de « best practice ».

Ce qui m’impressionne aussi profondément, ce sont les femmes. Je reviens de Bambari, une ville à 400km à l’est de la capitale centrafricaine. C’est une grande zone minière d’or et de diamant. Toutes les armées du monde rêvent de mettre la main dessus pour financer leurs guerres. De ce fait, cette région a été la première cible des attaques depuis 2013 et saccagée de façon qu’aucune pierre n’est restée sur l’autre. Sans parler des pertes humaines. Nous rencontrons donc des veuves qui, pendant ces années, ont perdu leurs maris, et parfois tous les membres masculins de leur famille ; des femmes qui ont tout perdu et qui ont connu le viol, le SIDA, la fuite ; des femmes chrétiennes et musulmanes ; des femmes profondément traumatisées ; des femmes qui malgré leur peine innommable se sont mis en route, avec leurs enfants, les enfants de leurs défunts, les enfants de leurs voisins, sans savoir où elles allaient dormir le soir et comment nourrir tous les leurs. Elles vivent depuis des années dans des camps de déplacé.es qui s’étendent autour de la ville, sous les bâches bleues ou les toits en paille. En partageant leurs expériences, elles se reconnaissent dans les histoires des autres. « Nos larmes ont la même couleur ». Mais il y a aussi une fierté : oui, elles ont sauvé la vie de tous ces enfants ; oui, elles ont eu le courage d’aller vers les veuves qui représentent les adversaires ; oui, elles ont renoncé à la vengeance et elles brisent ainsi la spirale de la violence ; oui, leurs espoirs aussi sont les mêmes : vivre et faire vivre.

Et je me réjouis de l’exemple courageux et intelligent que donnent certaines églises, communautés de religieus.es et communautés musulmanes pour dénoncer et annoncer. Croire en Dieu, quelle que soit notre religion, signifie que nous avons reçu notre vie du Créateur et que nous lui sommes redevables pour ce don, responsable de faire (un peu) comme Lui : il a laissé sa trace en créant pour nous tout ce qui existe, et c’était bon, très bon ; laissons notre trace dans la société en créant un monde un peu plus juste et fraternel, respectueux de la vie et en marche vers la paix.

Un mot sur le spectre croissant de la guerre ?

La mémoire humaine est courte. Les guerres dans les Balkans ou en Irlande du Nord sont déjà trop loin. Il a fallu une guerre en Ukraine pour nous rappeler ce qu’est une guerre, de plus, une guerre avec les moyens d’aujourd’hui. Celles et ceux d’entre nous engagé.es dans des régions meurtries par les conflits armés ou le terrorisme, avaient un cœur déchiré : les 15 millions de morts et les 7 millions de femmes victimes du viol comme arme de guerre dans l’est de la RDC, pour ne mentionner que cette guerre-là, vous ne les avez pas vus ? Notre esprit mondialisé, s’arrêtait-il tout de même à nos frontières géographiques ? Une veuve là-bas souffrirait-elle moins qu’une veuve d’ici ?

Nous sommes dans une nouvelle guerre froide qui est loin d’être froide. Elle est chaude, très chaude, sur le continent africain car le champ de bataille se trouve transféré ici sous forme de néo-colonialisme : de pillage de ressources, de destruction des écosystèmes et de l’occupation des territoires par des armées étrangères, même si elles étaient priées par des gouvernements locaux de venir en sauveur. Je me demande qu’est-ce que la présence russe par ses milices post-Wagner et la présence américaine sur le même terrain va donner à la longue, par ex. en RCA. Les exemples du passé ne permettent pas de présager ni calme ni prospérité.

Pour nous, la communauté des artisan.es de paix, c’est l’heure de la vérité, l’heure du baptême de feu. Saurons-nous élever nos consciences au-dessus de l’opinion publique et appliquer avec détermination et justesse la non-violence, active et évangélique ? Saurons-nous faire preuve de créativité là où des méthodes doivent être inventées ? Saurons-nous prendre et assumer des risques contre cette puissante culture de la mort ? Saurons-nous mobiliser notre espérance pour cette réalité du monde assujetti au péché structurel, et cependant le monde tant aimé par Dieu ?

Vois-tu des signes d’espérances en Afrique ? En Europe ?

Oui, je vois des signes, et en ce qui concerne l’Afrique, j’en parle depuis le début de cette interview. Pour l’Europe, je me réjouis p. ex. de l’existence de Green Faith, cette initiative interreligieuse mondiale pour l’écologie qui a le courage de mener des actions contre Total et ses projets en Ouganda et Mozambique. Je me réjouis qu’une loi concernant le devoir de vigilance a été votée à L’Union européenne en mars, malgré la réduction de sa portée, imposée par des multinationales irresponsables envers l’humanité d’aujourd’hui et de demain. Mais ça reste un pas dans la bonne direction. Je suis contente de toutes les voix qui osent appeler un génocide par son nom. Je me réjouis qu’en face des pires situations humaines, il y ait aussi le meilleur de l’être humain qui se lève et devient visible.

Mais au fond, j’insiste que je ne mets mon espérance ni en l’Afrique ni en l’Europe. Mon espérance est en Dieu, crucifié et ressuscité dans le Christ, ce Christ qui est « au milieu de vous, Lui, l’espérance de la gloire … » (Col 1, 27) Le travail de paix, de réconciliation, de non-violence me renvoie à la dimension eschatologique de cet engagement et de toute vie : pas encore et déjà là. Même de façon cachée, même sous forme du grain de blé qui tombe en terre, le « déjà là » me pousse, nous pousse, à aller au cœur du « pas encore ». Et au cœur du « pas encore » l’espérance me murmure, nous murmure le « déjà là ».

  1. Remarque HuG: Les personnes à la pointe hiérarchique de la société font les nouvelles. Notre vie et notre travail se passe en général à la base. Cependant, ce qui se passe au milieu de la pyramide hiérarchique de la société est souvent décisif. Le pionnier et spécialiste de la transformation de conflit, John Paul Lederach insiste sur l’importance des rapports avec les décideurs au milieu de cette pyramide pour le travail en faveur de la paix. ↩︎
  2. Expression que je dois à Johan Galtung qui signifiait ainsi la paix par la non-violence ↩︎