Consultation européenne sur la « paix juste ».

Neal Blough a participé pour le réseau européen Eglise et Paix à cette consultation organisée par la Conférence des Eglises europénnes (CEC) à Varsovie. Neal Blough est professeur d’histoire émérite, historien de la théologie anabaptiste et membre de la commission de paix de la Conférence mennonite mondiale. Le Forum anabaptiste a encouragé et soutenu la participation de Neal à cette consultation importante. Voici son rapport:

J’ai eu le privilège de participer à la Consultation européenne sur la paix juste organisée par la Conférence des Eglises Européennes (CEC). Elle a eu lieu du 9 au 11 décembre (2024) à Varsovie. A peu près 80 personnes y ont participé, représentant des Eglises européennes y compris celles de l’Ukraine. Le but de la rencontre était d’explorer les éléments théologique, éthique et pratique du concept et de la réalité de « la paix juste » dans le contexte de l’agression militaire russe en territoire ukrainien. J’ai pu assister à cette consultation comme représentant de Church and Peace, dont je suis membre. J’ai également été sollicité pour apporter une brève réflexion sur la paix juste dans la Bible.
Dans les milieux œcuménique et catholique romain, le concept de paix juste est en voie d’élaboration depuis plusieurs décennies déjà. La notion est élaborée pour remplacer celle de la « guerre juste », qui aux yeux de beaucoup ne semble plus opérationnelle. Deux interventions sur ce concept ont été données, celle de Fernando Enns—professeur à Hambourg et à Amsterdam—sur le développement de la réflexion et la pratique au sein du Conseil Œcuménique des Eglises, et celle, plus large, de Christina Schliesser—professeur à l’Université de Fribourg—qui collabore également avec le programme du Bienenberg « Konflikt-Transformation und Friedenskultur ».

La voix des Eglises ukrainiennes
La partie centrale de la consultation consistait à écouter les voix ukrainiennes qui représentaient la diversité chrétienne du pays : l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, l’Union baptiste, l’Eglise réformée de Transcarpathie en Ukraine, les Eglises catholiques romaine et grecque, la Société Biblique d’Ukraine, l’Eglise luthérienne d’Ukraine, et l’Institut de liberté religieuse.
L’un des sujets délicats concerne les relations entre l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, reconnue par le patriarcat de Constantinople et l’Église orthodoxe ukrainienne (patriarcat de Moscou). De nombreuses tensions existent entre les deux. Elles ont été abordées dans la présentation du primat de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, qui évoquait en même temps les efforts entrepris en vue de la réconciliation. La plupart des ukrainiens souhaiteraient une Eglise orthodoxe unie.
A mon avis, la question centrale et difficile posée par les ukrainiens était celle de savoir « que signifie la notion de paix juste dans la situation actuelle ? ». Si le concept existe pour encourager les Eglises vers la non-violence, les ukrainiens ont relevé l’importance du mot « juste » et donc de l’injustice que leur pays subit. Les Eglises évangéliques ukrainiennes (baptiste, pentecôtiste, mennonite) partageaient historiquement une position pacifiste, actuellement considérée comme non-viable, même si des objecteurs de conscience existent au sein de ces dénominations, cependant sans statut juridique.
Les Eglises ukrainiennes nous appellent à la prière constante, mais aussi à encourager les Etats européens à soutenir militairement le pays dans son effort de défense. Je cite le pasteur Ihor Bandura de l’Union baptiste, qui me semble bien représenter ce que nous avons entendu.

L’autodéfense est devenue une réalité du jour au lendemain pour de nombreuses églises et de nombreux pasteurs. L’Église doit poursuivre son engagement en faveur de la réconciliation et de la construction de la paix, même en période de résistance. Elle doit cultiver la possibilité d’une paix pour demain. Elle doit accompagner et soigner les personnes blessées et traumatisées par la guerre, et protéger les personnes déplacées et les plus vulnérables. L’engagement en faveur de la non-violence doit être équilibré par le devoir de protéger les plus vulnérables et de lutter contre l’injustice.

L’avis des ukrainiens consistent à affirmer que dans la situation actuelle, le droit de se défendre est un impératif moral, la non-violence doit être équilibrée à partir du « R2P », la responsabilité de protéger les innocents. Le Dr. Roman Fihas, directeur de l’Institut d’Etudes Œcuméniques de l’Université catholique de Lviv, décrivait sa conception de la paix juste avec plusieurs éléments :

  • Défendre le l’Evangile, ce qui implique la nécessité de déconstruire l’idéologie de l’Eglise orthodoxe russe, le Russki Mir. Cette « théologie » lie la guerre étroitement à la politique de Poutine, la conçoit comme la défense du vrai christianisme, représenté par le peuple russe, et décrit les soldats morts au combat comme des martyrs. Dans cette perspective, l’Occident est considéré comme une menace existentielle au christianisme « véritable ».
  • La justice est nécessaire, c’est-à-dire, ne pas céder du territoire aux russes, ne pas donner raison à l’agresseur
  • La liberté de développer un Etat démocratique
  • La solidarité européenne et internationale en faveur de l’Ukraine

D’autres aspects ont aussi été abordés et discutés :

  • Des protections juridiques pour les objecteurs de conscience,
  • Un plaidoyer pour un cessez-le-feu de Noël et des échanges complets de prisonniers ont été proposés. (Envoyé par la CEC et non écouté ou respecté)
  • Le soutien aux aumôniers de l’armée par le biais de conseils pastoraux et du dialogue
  • La demande de davantage d’investissement dans la réconciliation, notamment en finançant des programmes de formation à la paix en Ukraine.
  • Maintenir des liens avec les dissidents russes en vue de les soutenir et de les encourager

Conclusions

A la fin de la consultation, les conclusions du comité d’écoute ont été livrées par le président de la CEC, l’archevêque Nikitas de Thyateira et de Grande-Bretagne. Voici quelques extraits :

En tant que chrétiens, nous sommes appelés à dire la vérité, à déconstruire les récits violents et à nous ranger du côté de la justice. Cette consultation nous rappelle notre responsabilité commune de défendre la dignité humaine et la solidarité, et de promouvoir la paix pour tous.

La victoire de la vérité implique de protéger la vie, de restaurer la justice et de construire la solidarité. La CEC reste déterminée à soutenir les Eglises ukrainiennes et à promouvoir une vision de paix juste et durable.

Le participant mennonite, membre d’une « Eglise historiquement pacifiste » et de « Church and Peace », que peut-il dire de cette consultation ?

D’abord, le fait que la consultation a eu lieu et que les instances ecclésiales européennes travaillent dans le même sens me semble fondamental. La question de la paix et de la non-violence ne peut pas être considérée seulement comme une particularité mennonite, quaker ou autre. Sans une approche œcuménique sérieuse, les chrétiens ne pèseront pas grand-chose dans ces questions. Le simple fait que ces Eglises, avec leurs traditions et points de vue différents sur la question de la guerre, se rencontrent et abordent sérieusement dans le respect mutuel est très important, quelque chose que je vois comme un signe d’espérance. Lors de son intervention, Peter Prove, représentant le Conseil Œcuménique des Eglises a dit la chose suivante :

Le Conseil œcuménique des Églises existe non pas parce que nous sommes d’accord, mais précisément parce que nous sommes en désaccord, parfois sur des questions très fondamentales et c’est pourquoi nous devons être ensemble, et faire ce chemin difficile ensemble, en tant que témoin d’un monde de plus en plus divisé et polarisé.

La réapparition de nationalismes chrétiens en Russie ou aux USA doit être combattue par la famille mondiale des Eglises. Il n’y a pas que le Russki Mir qui doit être déconstruit (cf. la résurgence du nationalisme chrétien aux USA).

En ce qui concerne la non-violence, personne en dehors de l’Ukraine ne se sentait pas le droit de dire aux ukrainiens qu’ils n’ont pas le droit de se défendre. Cela renforce en moi la pensée que la non-violence et la paix s’inscrivent dans la durée. Lorsque la guerre éclate, il est souvent trop tard, et contre un ennemi aussi brutal que Poutine, une non-violence absolue signifie tout simplement la capitulation et des répercussions européennes et internationales graves.

La paix et l’action non-violente se préparent et se vit dans le temps, surtout avant et après les conflits armés. En temps de guerre aussi, autant que possible, mais la guerre est déjà un échec qui rend souvent la mise en place de moyens non-violents difficile ou impossible (point de vue des Eglises en Ukraine). Dans le temps, en collaboration avec la société civile et les gouvernements, les Eglises doivent travailler sérieusement pour la mise en place de moyens de résolution de conflit autres que militaires ou violents. Les Etats de droit, la démocratie sont fragiles et menacés dans le contexte actuel, les Nations Unies ne semble avoir que très peu de poids. Les structures fondées après la deuxième guerre mondiale (UE, ONU) pour réduire la violence doivent retrouver leur place, ce que l’administration Trump va sérieusement compliquer. Les Eglises pourraient avoir un rôle fondamental dans leurs contextes divers si elles restaient dans l’optique de l’Evangile de paix. D’où l’importance d’un travail œcuménique sur la paix, et la paix juste.

Je remercie Church and Peace pour le privilège d’avoir assisté à cette consultation en son nom et la CEC pour l’accueil véritable fraternel et pour la qualité let la transparence des échanges. Je remercie également le Forum Anabaptiste suisse qui a contribué financièrement à ma participation à cette consultation.