Pour une autre radicalité

Lorsque les termes “radicalisme” et “radicalisation” sont apparus dans les médias et sur la scène politique en référence aux activités terroristes sous des drapeaux islamistes, j’étais de plus en plus irrité. J’avais appris dans les années 70 et même avant, l’existence de la réforme radicale. Bien que la tradition anabaptiste n’a pas le monopole sur cette terminologie, le mot “radical” est comme une marque d’un changement profond, spirituel et constructif. Il y avait au milieu du 19e siècle, donc au courant de l’industrialisation, le mouvement politique radical qui a abouti entre autre au parti libéral-radical. Toute radicalité authentique respecte la conscience individuelle et la dignité humaine. Elle cherche à protéger l’être humain dans la transformation et le trouble de l’évolution sociale et économique. Ce n’est hélas pas évident dans le mouvement libéral radical qui semble donner la priorité à l’économie et à sa croissance.

Au vu de la confiscation de la terminologie radicale, je me sentais dépourvu d’un outil linguistique précieux. Car les hommes politiques  préfèrent répondre à la violence par la violence et les médias préfèrent offrir du spectacle sanguin. Je m’intéressait alors à ce que Hannah Arendt avait bien voulu dire par son expression de la “banalité du mal”. Et de quoi parlait Emmanuel Kant dans son texte du “mal radical dans la nature humaine”? J’aime beaucoup la phrase de Hannah Arendt, qui dit qu’en fait seul ce qui est bon est vraiment radical.

J’ai toujours vu la radicalité comme quelque chose de précieux, bien qu’aujourd’hui elle n’a pas la cote: être radical signifie aller au fond des choses. Un changement radical est bien plus complet et plus durable qu’une réforme, car il cherche la transformation depuis les racines au lieu de se contenter de réparer quelque chose qui est en soi faux ou corrompu. N’était-ce pas pour ce genre de transformation que les anabaptistes du Moyen Âge se sont engagés et qu’ils étaient persécutés?

J’ai commencé à aller voir de plus près en regardant la significations des mots, des images et des symboles. Plus je regardais plus je me sentais volé. Il semblerait que le terme de “radicalisation” soit utilisé comme prétexte pour réduire l’espace d’action au niveau individuel et collectif, pour ne pas parler de la liberté. Qui et quoi exactement sont menacés? Les proportions de la guerre contre le terrorisme ne sont-elles pas depuis longtemps hors limites? Qui croit vraiment que les jeunes de ce monde, à moins d’intensifier la guerre et de perpétuer l’état d’urgence, intégreront pour la plupart l’état islamique? Serions-nous vraiment écrasés par des djihadistes criant Allah-u-Akbar? Au fait, que veut dire tout ce discours autour de la radicalisation? Serait-ce à la fin une stratégie perfide? La vraie menace, ne vient-elle pas davantage des puissances qui tentent de généraliser leur domination et de la rendre totale?

Dans toutes ces réflexions je suis tombé sur le livre de Marie-José Mondzain; Confiscation : Des mots, des images et du temps. Pour une autre Radicalité.  Cette philosophe, spécialiste de l’image et des symboles, offre une analyse pertinente et passionnante.*

Mondzain proteste contre la confiscation du terme de radicalisation, mais elle examine aussi celui de la ré-radicalisation. Elle écrit: …..

Radikalität wird nun reduziert, um doktrinäre Überzeugungen und Strategien der Indoktrination zu bezeichnen und danach zu suggerieren dass eine Deradikalisierung genügt um Gewalt aus der Welt zu schaffen und Versöhnung zu bringen, welche mit der Welt einig geht, die solche gewalttägige Auswüchse hervorgebracht hat. 

Hannah Arendt répondait à l’accusation d’avoir perverti le mal radical de Kant en une banalité du mal en  disant que le mal n’est jamais radical, le mal est juste extrême et qu’il n’est ni profond ni démoniaque. Le mal peut investir le monde et le démolir parce qu’il se répand insidieusement comme un champignon. Le mal est un défi pour la pensée car la pensée cherche la profondeur et cherche à atteindre les racines. Seul ce qui est véritablement bon peut être profond et radical, dit Arendt.

Mondzain continue en disant que la radicalité ne doit pas continuer à être une maladie d’autrui, mais doit devenir une proposition positive de nous tous. Pour cela, nous aurons besoin d’une certaine imagination. Comme nous l’avons appris dans le passé récent, la construction de la paix exige de l’imagination. Cela dit, notre imagination est menacée par la confiscation et du langage et des images par le discours politique, économique – et aussi religieux? – dominant, discours qui empoisonne nos perceptions et paralyse notre créativité.

Les anabaptistes du Moyen Âge avaient compris que quelque chose dans la construction de leur société et dans la manière dont elle était contrôlée était fondamentalement pourri. On ne pouvait corriger ce mal en abolissant la messe, les indulgences et d’autres moyens supposés d’assurer l’éternité. Le problème ne sera pas résolu non plus en bousculant la doctrine ni par l’iconoclasme. Il n’était pas non plus suffisant de changer la confession de foi pour dire “seule la foi, seule la grâce, seules les écritures”. Les pouvoirs devaient être séparés, les armes déposées, la liberté individuelle et la conscience personnelle respectées. C’est là que se trouve l’imagination et les revendications radicales qui dépassent la religion et ses symboles pour transformer les structures et mécanismes sociaux, économiques et politiques et pour changer leur pratique.

Aujourd’hui, au lieu d’intensifier la répression et de mettre en place des systèmes sophistiqués pour déradicaliser des gens qui ont vu leurs rêves pervertis, la société doit se tourner vers les valeurs qui ont depuis toujours inspiré l’humanité et construit des communautés diverses: le respect, l’amour, l’hospitalité, la vérité, la justice. La réforme – et en particulier la réforme radicale – montre que les gens trouvent la foi et l’espoir au-delà des dogmes et des institutions. Or ajourd’hui, dans un monde qui change rapidement, la doctrine du nationalisme, du pouvoir et de la croissance se présente comme intouchable et il est comme interdit aux membres de la société de rêver d’un autre monde, un monde meilleur. Il est possible que beaucoup de gens ne rêvent pas d’un socialisme et cherchent plutôt leur propre bien-être et celui de leurs proches. Mais il est aussi vrai que la plupart d’entre eux sont véritablement intéressés à la communauté et s’engagent au-delà de leur propre milieu et nation. Ils ont compris que le bien-être de leurs petits-enfants est directement lié au bien-être des petits-enfants de leurs ennemis, comme le dit John Paul Lederach.

Selon des experts aux Etats-Unis, un des critères de radicalisation est la croyance qu’une utopie devienne possible. Selon cette définition, nous devrions être des radicaux. Les anabaptistes (l’aile gauche de la réforme) d’aujourd’hui ne devraient-ils pas se déclarer comme étant radical afin de surmonter les paradigmes qui multiplient le mal qu’ils prétendent combattre? Le chemin vers la liberté à été long à travers la réforme et semble s’accélérer depuis le début du 20e siècle. Mais nous sommes loin d’être vraiment libres et ceux qui prétendent sauver les oubliés de leurs élites ne font que construire de nouveaux murs et allumer de nouvelles guerres; en vérité c’est une super-élite qui en résulte. Ainsi nous serions après tout de meilleurs esclaves. Dans ce contexte, l’amour radical et l’hospitalité sont nécessaires, comme la résistance. Cet appel s’adresse à tous ceux qui trouvent la foi et le courage, à l’instar des prophètes de tous les temps.

* Marie-José Mondzain; Confiscation : Des mots, des images et du temps. Pour une autre Radicalité. Liens qui libèrent (Les) 2917

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