Par Pierre Bühler
Cet article a paru dans le journal L’essor en octobre 2024. Nous le parageons sur notre site avec l’amicale permission de l’auteur et de la rédaction L’Essor.
Ce danger d’un historicisme, et donc d’une société fermée, Popper le repère déjà dans la manière dont Platon pense organiser la république, et plus tard dans l’idéalisme allemand, chez Hegel notamment, puis dans le marxisme, dans leur manière de penser la nécessité du déroulement de l’histoire. Dès lors, son effort de guerre sera de réaffirmer la société ouverte contre les «descendants» nazis et soviétiques de ses ennemis. Pour ce faire, il retourne à Socrate et à sa culture du dialogue et du libre débat. Il voit l’héritage de ce philosophe antique dans les Lumières du XVIIIe siècle, en particulier dans leur manière de mettre en place la démocratie libérale, en la fondant sur les droits inaliénables de l’homme et du citoyen, contre les monarchies qui se veulent de droit divin.Le philosophe Karl R. Popper (1902-1994), d’origine autrichienne, craignant la montée du nazisme dans les années 1930 et la possible annexion de son pays à l’Allemagne (l’Anschluss), cherche un pays plus sûr. En 1937, il obtient un poste d’enseignant à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, et c’est là qu’il passera toutes les années de la Seconde Guerre mondiale. À l’autre bout du monde, il reste pourtant profondément touché par les événements en Europe, qui s’étendent finalement au monde entier. Il dira plus tard qu’il s’est senti l’obligation de «livrer son propre effort de guerre» durant ces années néo-zélandaises. Ce qu’il désigne ainsi, c’est l’écriture d’un livre en deux tomes, qui paraîtra à Londres en 1945, en version originale anglaise : The Open Society and Its Ennemies. Retravaillé plus tard en allemand, il sera publié dans de nombreuses langues (en français : Éd. du Seuil, Paris, 1979).
Ce livre est pour Popper un effort de guerre, parce qu’il s’attache à dégager de manière critique les racines philosophiques des deux totalitarismes qui d’abord sympathisent un moment, puis s’affrontent sur les champs de bataille de l’Est de l’Europe : le nazisme, un totalitarisme de droite, et le stalinisme, un totalitarisme de gauche. Tous deux aboutissent à une société fermée, totalement répressive. Selon Popper, cette fermeture de la société est due à une conception fermée de l’histoire : le projet totalitaire, de part et d’autre, se conçoit comme la réalisation des idéaux inscrits dans l’orientation profonde de l’histoire, et donc comme l’accomplissement de l’avenir radieux vers lequel l’histoire tout entière tend. Popper parle d’un historicisme, qui peut prendre des visages très variés, celui d’une race allemande enfin rétablie dans sa pureté ou celui d’une glorieuse société sans classes.
Certes, les totalitarismes avec lesquels Popper se battait il y a 80 ans depuis la Nouvelle-Zélande n’occupent plus le devant de la scène. Mais nous avons affaire aujourd’hui à bien d’autres ennemis de la société ouverte, et il pourrait donc s’avérer utile pour nous de redécouvrir son effort de guerre philosophique. Les droits humains, chers aux philosophes des Lumières, puis réaffirmés clairement au sortir de la Seconde Guerre mondiale par l’ONU, sont sous pression. Sans gêne, certains se déclarent «anti-Lumières» et justifient l’existence de démocraties illibérales (une contradiction dans les termes !). Peu à peu, on conteste la portée universelle des droits humains en soulignant qu’ils sont historiquement et culturellement limités. La crainte des terroristes ou même simplement des requérants d’asile conduit à restreindre, voire à supprimer certains droits fondamentaux. La société mtobulticulturelle fait peur, et certains pensent qu’il faudrait imposer le respect d’une culture dominante, plutôt que de tolérer toutes les cultures. Les mouvements d’extrême-droite qui se développent et se renforcent aux quatre coins de l’Europe et ailleurs, flirtent constamment avec des groupes néo-nazis qui n’hésitent pas à scander de vieux slogans racistes et, trop souvent, à les traduire dans des actes violents contre tout ce qui est «autre». Ce qui nous sépare devient ainsi plus fort que ce qui nous unit dans le partage de la même condition humaine.
Voilà, brièvement évoqués, quelques symptômes d’une société qui tend à se fermer. Comme ils divisent, ils génèrent des risques de guerre, car les solutions prônées sont massives, tranchées, sans nuances : «Y’a qu’à…». La société ouverte est plus difficile à assumer, car elle n’a pas de solutions simples. Pour en relever le défi, il faut chercher ensemble à résoudre les problèmes, s’accorder sur des tentatives sans garantie de réussite, accepter qu’on a pu se tromper et revoir ce qu’on pourrait faire mieux, sans certitudes ultimes. L’ouverture est à ce prix d’un vivre ensemble sans cesse à remettre sur le métier.
L’effort de guerre, c’est donc, dans ce vivre ensemble, un effort de paix, et comme le disait Friedrich Dürrenmatt, lecteur assidu de Popper : «La paix, il faut en passer l’épreuve, il faut l’éprouver, l’endurer ; d’une manière bien précise, cela est peut-être beaucoup plus difficile que de passer par l’épreuve d’une guerre.» (Centre Dürrenmatt Neuchâtel Cahier n°9, 2006, p. 68)
Pierre Bühler, Neuchâtel