Lorsqu’il est question du sujet « Église et politique », les débats peuvent rapidement s’enflammer. Ces discussions ne se déroulent pas toujours de manière constructive. Les conflits autour de la campagne au sujet de l’initiative pour des multinationales responsables ont certes permis à de nombreuses personnes de réaliser l’importance politique des Églises. Mais ils ont également suscité des malentendus et de l’incertitude, et même de l’intimidation. C’est pourquoi on évite de plus en plus la discussion au sujet du rôle des Églises dans la politique et la société. Il y a aussi des groupes d’intérêts qui luttent de manière ouverte ou latente contre toute intervention critique des Églises dans la société. Le fait que ces dernières se taisent souvent ne manque pas de les arranger.
Le groupe KircheNordSüdUntenLinks (ÉgliseNordSudEnBasÀgauche) considère la dimension prophétique comme indispensable. C’est la raison pour laquelle il se préoccupe des conditions de cette parole et action prophétique en tant que telle. Le texte présenté ici s’est développé en plusieurs étapes. Pierre Bühler, professeur émérite, a écrit une première esquisse en allemand qui a paru dans la revue Neue Wege, 116e année, N° 9, 2022. Les échos suscités ont conduit à cette version retravaillée et complétée, et traduite en français (merci à Rose et Hansuli Gerber pour leur participation à la traduction).
Les signataires – et quelques autres personnes engagées – vous encouragent : Prenez le risque de la discussion ! Préparez-vous à l’échange en étudiant les 15 points ci-dessous ! Beaucoup de choses n’y sont pas encore abordées et bien des aspects pourraient s’énoncer autrement. Nous vous souhaitons un courage nouveau, afin que de nouvelles idées germent dans la discussion et que la clarté se fasse sur des décisions concrètes à prendre. Les Églises sont porteuses d’un message pour le monde, pour la vie. Personne n’a le droit de l’enfermer dans la sacristie.
Les Églises se taisent-elles ou font-elles entendre leur voix ? Un manifeste – à discuter
L’engagement intense des Églises en faveur de l’initiative pour des multinationales responsables durant l’automne 2020 a suscité de nombreuses réactions, parfois très vives, dans la société et les Églises, allant jusqu’à un recours juridique concernant la votation. Cela a déstabilisé les Églises, si bien qu’elles n’osent souvent plus s’exprimer sur des questions socio-politiques, surtout lorsqu’elles sont brûlantes. Ce « réflexe de peur » est encore favorisé par le fait que ces derniers temps, les Églises sont surtout préoccupées d’elles-mêmes, de leurs structures et de leurs finances, et craignent pour leurs membres de moins en moins nombreux lorsqu’il s’agit de sujets délicats.
Afin de lutter contre ce silence dangereux et d’encourager les Églises à s’exprimer plus librement, ce manifeste soumet à la discussion quelques perspectives fondamentales sur le thème « Église et politique ».
1. Le terme grec polis désigne la cité, et de là, l’État. Dans ce sens, la politique est l’aménagement de la vie commune dans l’espace public. Comme les Églises font partie de la société civile (en Suisse, elles sont le plus souvent reconnues comme des collectivités de droit public), elles ne peuvent pas du tout ne pas être politiques. Elles le sont également lorsqu’elles affirment que l’Église n’a rien à voir avec la politique ou lorsqu’elles prétendent se concentrer sur leur soi-disant mission principale. Comme l’a montré la théorie de la communication, ne rien dire n’est pas une prétendue neutralité, mais également une communication (« Nous sommes satisfaits de la situation actuelle » ; « Nous préférons laisser les autres s’en occuper » ; « Nous sommes maintenant occupés par des choses plus importantes » ; etc.)
Le fait que les Églises ne peuvent pas du tout ne pas être politiques est lié au fait que leur mission principale, la proclamation et le témoignage de l’Évangile sous diverses formes (célébration, prédication, enseignement, dialogue pastoral, diaconie, etc.) a toujours un impact sur la société.
2. Il faut bien sûr souligner d’emblée qu’il ne s’agit pas d’occuper religieusement le domaine politique ; dans les États de droit démocratiques modernes, la responsabilité politique s’exerce dans un espace laïc qui doit aussi rester laïc. Les Églises ont une voix à y faire entendre, une voix parmi d’autres, mais aussi une voix avec d’autres, lorsque des alliances s’avèrent possibles (ainsi, les ONG ecclésialement enracinées se sont associées à d’autres ONG lors du lancement de l’initiative pour des multinationales responsables).
3. Les chrétiennes et les chrétiens sont les premiers à porter, en toute liberté de conscience, la responsabilité d’assumer leurs tâches politiques en tant que citoyennes et citoyens à partir des motivations de leur foi. Les Églises ne peuvent pas les décharger de cette responsabilité citoyenne, mais elles peuvent sans cesse la leur rappeler à l’esprit. Elles les soutiennent dans l’exercice de cette responsabilité en leur offrant des lieux d’échange où les implications socio-politiques de l’Évangile peuvent être discutées. Les Églises veillent à ce que leurs membres, dans leurs diverses manières d’assumer leur responsabilité politique, puissent dialoguer entre eux de la manière la plus fructueuse possible, sans craindre les confrontations, car une saine culture du conflit fait partie de la démocratie. Cela n’implique aucun jugement sur les bons et les moins bons chrétiens et chrétiennes ; les mauvais chrétiens et chrétiennes sont tout au plus ceux et celles qui négligent leurs tâches politiques et s’abstiennent d’exprimer leur avis par indifférence.
4. Ce travail de formation (de l’opinion) politique ne doit pas se faire uniquement à l’interne : les membres devraient y rencontrer d’autres personnes, avec d’autres opinions, des membres d’autres Églises, mais aussi des personnes éloignées des Églises, des personnes sans confession. Les Églises veillent également à ce que leurs membres aient un rapport aussi critique que possible aux moyens de communication qui forment les opinions (presse, radio, télévision, internet).
5. Dans ce sens, les Églises ne sont pas des partis politiques et n’émettent pas de slogans que leurs membres devraient suivre. Elles n’interviennent donc pas non plus dans la gestion quotidienne des affaires politiques des partis.
6. Il y a cependant des décisions politiques qui ne sont pas simplement de nature partisane, mais qui ont une pertinence plus profonde en ce qui concerne les valeurs et les normes fondamentales touchant à la conception même de la coexistence humaine (c’était le cas lors de la votation sur l’initiative pour des multinationales responsables). Sur de telles questions fondamentales, les Églises sont substantiellement concernées et doivent donc faire entendre leur voix. Il est alors de leur responsabilité de réfléchir précisément où, quand, comment, dans quelle mesure, avec quelle intensité et avec quels moyens (par exemple avec des drapeaux sur les clochers !) elles veulent le faire. Elles ne devraient pas se laisser mettre sous pression par des arguments financiers ; il leur est permis d’utiliser de manière responsable l’argent qui leur est confié.
7. La règle suivante peut servir de critère : lorsque la coexistence socio-politique en tant que telle est menacée, les Églises ne doivent pas s’en tenir à leur travail de formation, mais prendre position en tant qu’institutions, désigner les problèmes par leur nom et exprimer leur conviction théologico-politique. C’est donc précisément lorsque la situation devient délicate qu’elles sont particulièrement sollicitées. Il convient alors de déterminer clairement qui parle ici en tant que « l’Église » ; il ne faut pas se contenter d’une revendication généralisante, mais désigner au cas par cas une instance concrète dans une situation concrète (« nous, la conférence des évêques… », « nous, le conseil de l’Église de… », « nous, la paroisse de… », « nous, le groupe œcuménique pour… », etc.)
8. Pour concrétiser ce critère, on peut mentionner ici quelques exemples.
a) Des prises de position des Églises sont requises lorsque les principes démocratiques sont bafoués parce que d’autres intérêts, par exemple économiques, dominent les processus socio-politiques et laissent trop de liberté de manœuvre aux rapports de force. Tout le monde est d’accord pour dire que le droit et l’éthique, l’obligation d’agir de manière juste, sont sans cesse négligés ; et pourtant les Églises se taisent.
b) Des prises de position des Églises sont requises lorsque la vérité est traitée de manière malhonnête et que les politiciennes et politiciens mentent sciemment à la population, lui font miroiter de fausses promesses ; et pourtant les Églises se taisent.
c) Des prises de position des Églises sont requises lorsque des décisions politiques violent les droits humains fondamentaux. Ce qui est décidé démocratiquement n’en est pas pour autant conforme aux droits humains. En matière de droit d’asile, la Suisse s’accommode depuis des années de violations des droits humains ; et pourtant les Églises se taisent. Tout le monde est d’accord pour dire que de graves violations des droits humains ont lieu aux frontières extérieures de l’Europe, mais le financement suisse de Frontex est « adopté » sans conditions à une majorité des trois quarts ; et pourtant les Églises se taisent. Les droits humains ne sont pas négociables, et les Églises devraient inconditionnellement s’en porter garantes.
d) Des prises de position des Églises sont requises lorsque des décisions politiques ignorent ou acceptent sciemment la destruction de l’environnement au lieu de la combattre activement. De jeunes militants écologistes sont sanctionnés juridiquement pour leurs actions inoffensives, tandis que les banques et les compagnies d’assurance peuvent poursuivre leur financement de matières premières polluantes en toute impunité ; et pourtant les Églises se taisent.
e) Des prises de position des Églises sont requises lorsque le fossé socio-politique et économique entre l’hémisphère nord et l’hémisphère sud est ignoré, toléré ou même aggravé, par exemple en continuant à ne pas exiger des multinationales qu’elles assument une responsabilité juridiquement contraignante ; et pourtant les Églises se taisent.
f) Des prises de position des Églises sont requises lorsque des personnes faibles, petites, sans droits et sans voix sont exclues. En prenant parti pour les plus faibles, en défendant leur dignité et en s’engageant pour eux, les Églises agissent indépendamment de toute politique partisane. En revanche, elles agissent conformément à la Constitution, conscientes que « la force du peuple se mesure au bien-être des faibles » (préambule, version allemande). La version française est encore plus claire : « que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ».
9. Dans de tels cas, les Églises doivent exercer un ministère prophétique de veilleur – non pas en position de surplomb, mais dans un dialogue critique avec les autorités étatiques –, en défendant « la dignité de l’être humain, le respect de la vie et la préservation de la création en orientant tous les domaines de la vie sur l’Évangile […] » (Ordonnance ecclésiastique de l’Église évangélique réformée du canton de Zurich, 2009, art. 4,2). En complément : « L’Église cantonale assume également le ministère prophétique de veilleur dans son action diaconale et pastorale. Elle identifie les causes de l’injustice et de la souffrance. Elle participe à la recherche de solutions et se met au service de la médiation » (op. cit., art. 65,4).
10. Le pape François formule un engagement équivalent : « Bien que l’ordre juste de la société et de l’État soit une mission centrale de la politique, l’Église ne peut et ne doit pas rester à l’écart du combat pour la justice. Tous les chrétiens, y compris les pasteurs, ont vocation de se soucier de la construction d’un monde meilleur » (Exhortation apostolique « Evangelii Gaudium », 2013, N° 183).
11. Pour ce ministère de veilleur, les Églises se sont donné un cadre de référence important grâce au processus conciliaire « Justice, paix et sauvegarde de la création » (6e Assemblée générale du COE, Vancouver, 1983). À ce sujet, la déclaration du Rassemblement œcuménique européen « Justice et paix », Bâle, 1989, N° 79, précise : « Nous considérons qu’il est essentiel que les préoccupations vitales de la justice, de la paix et de la sauvegarde de la création ne soient pas séparées de la mission de l’Église de proclamer l’Évangile. »
12. Lorsque tous les actes du ministère de veilleur garantis par le droit sont épuisés, les Églises peuvent se trouver dans la situation non seulement d’« appeler l’État à la responsabilité » et de « se mettre au service des victimes de l’action de l’État », mais aussi, dans des cas extrêmes, de « mettre des bâtons dans les roues » de l’État (D. Bonhoeffer, Die Kirche vor der Judenfrage, DBW 12, p. 353). Cela signifie par exemple : pratiquer la désobéissance civile à l’égard de l’État, accomplir des actes illégaux non violents (par exemple l’asile dans les Églises), dans le sens d’une loyauté critique qui rappelle à l’État ses obligations juridiques et éthiques.
13. C’est souvent au fond à gauche que se trouve tout ce qui nous est désagréable et que l’on préférerait refouler, car cela fait toujours de l’ombre à nos belles institutions, où tout se passe bien et tend à se situer en haut à droite. C’est pourquoi il faut une Église d’en bas à gauche, comme un fauteur de troubles indispensable, qui réveille constamment le « dangereux souvenir » du mouvement de Jésus, dont nos Églises sont issues avec plus ou moins de bonheur. Ce fauteur de troubles accomplit un service ecclésial important, car si le sel de la terre perd sa saveur, avec quoi salera-t-on ?
14. Il est grand temps que les Églises fassent à nouveau entendre leur voix.
15. Les Églises savent que la politique n’a pas pour but de réaliser le royaume de Dieu. Elles prient
« Que ton règne vienne » et s’engagent pour la justice, la paix et la sauvegarde de la création. Ce faisant, elles s’exercent à l’humour, en tant que sagesse permettant de placer les deux choses dans une relation appropriée tout en les distinguant l’une de l’autre, et de pratiquer l’une sans pour autant négliger l’autre …
Pierre Bühler, Neuchâtel/Zurich Courriel