Extrait d’une conférence de David Neuhaus à Rome le 31 mai 2025. L’article a été publié par The Tablet le 31.5.2025.
Samedi dernier, l’ARMÉE ISRAÉLIENNE a poursuivi le bombardement de Khan Younis. Lors du bombardement, Alaa al Najjar, qui était au travail, a perdu neuf de ses dix enfants : Sidar, Laqman, Sadin, Riwal, Ruslan, Jubran, Hawa, Rakan et Yahya. Son seul fils survivant, Adam, et son mari Hamdi ont été gravement blessés. Dans cette perspective, je partage ces mots avec vous. En Palestine/Israël, il n’y a actuellement aucune lumière au bout du tunnel. Les lumières se sont éteintes les unes après les autres. Les paroles de Sophonie résonnent : « Malheur à la ville souillée, impure, oppressive ! Elle n’a écouté aucune voix, elle n’a accepté aucune correction » (Sophonie 3,1). Nos gouvernements sont principalement composés de dirigeants sans cœur qui semblent dépourvus de conscience. Et nous continuons à sombrer dans les ténèbres d’une époque où il n’y a ni espoir, ni miséricorde, ni empathie, ni compassion. Lorsque j’essaie de refouler ce sentiment de désespoir, j’ai l’impression de trahir ceux qui pleurent leurs morts, les blessés, les otages et les prisonniers, les déplacés et les sans-abri, ceux qui souffrent de la faim et de la soif, ceux qui meurent lentement faute de médicaments, ceux qui sont prisonniers d’une réalité où l’horizon de l’espoir a été fermé et remplacé par un mur massif qui proclame explicitement qu’il n’y a pas d’issue. Qu’est-ce que l’espoir dans ma vie de chrétien ? Je sais très bien ce que l’espoir n’est pas. Il ne doit pas être un opium ; Marx a lucidement enlevé le pouvoir à l’espoir en le considérant comme une partie de la religion, comprise comme une drogue qui engourdit le désir ardent de changement. L’espoir ne doit pas être une illusion névrotique : Freud a révélé de manière prophétique le caractère immature ou malsain de l’espoir qui tourne le dos au monde et le remplace par la projection d’un désir imaginaire. Il ne doit pas être une absurdité : Kafka nous a obligés à considérer un monde dans lequel l’espoir de trouver un sens est souvent une fuite devant l’inéluctabilité de l’absurdité.
Une espérance mûre ne peut être une fuite devant la dureté de la réalité. En tant que chrétien, je dois faire face à la tragédie de notre temps et au désespoir qui l’accompagne. Si je veux être solidaire de ceux qui sont en première ligne, je ne dois pas faire de beaux discours, je ne dois pas détourner mon regard de la mort et de la souffrance et enfouir ma tête dans le sable comme une autruche. Je dois accepter d’être mis à nu et blessé sans ménagement.
Pour des raisons que je ne comprends pas, Dieu permet le mal. Je me rebelle et je m’insurge contre cela, même contre le Dieu tout-puissant qui le permet. Cette rébellion est une partie essentielle de la vie de foi. Abraham a crié contre Dieu qui lui annonçait la destruction de Sodome et Gomorrhe. « Loin de toi de faire une telle chose, de faire mourir le juste avec le méchant, de sorte que le juste périsse comme le méchant ! » (Genèse 18,25). Habacuc a réprimandé Dieu, qui semblait sourd à ses cris : « Seigneur, combien de temps vais-je crier au secours sans que tu m’écoutes ? » (Habacuc 1,2). Jésus lui-même a crié sur la croix ce sentiment d’abandon qui résonne à travers toute l’histoire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Marc 15,34). À la neuvième heure, l’espoir s’est évaporé. Le cri contre Dieu fait partie de la parole de Dieu. Un certain espoir doit mourir quand on considère la réalité de la violence, de la guerre et de la mort.
Il existe deux types d’espoir*. Il y a un espoir tourné vers l’avenir. Il espère certaines choses qui semblent n’apparaître que faiblement à l’horizon. Il est enraciné dans une vision qui offre une alternative à la réalité dans laquelle nous nous trouvons. Égalité, justice, paix, sécurité, prospérité. Tous ces espoirs sont légitimes si l’horizon n’est pas complètement obstrué par des murs qui rendent impossible toute sortie du présent…
Notre présent est un désert laissé par les vagues de haine incessante, de vengeance implacable et de violence brutale. Quand je regarde autour de moi aujourd’hui en Palestine/Israël et que je crie vers Dieu, toutes les choses que j’ai peut-être réellement espérées me semblent être des fantômes qui apparaissent brièvement puis disparaissent, brisés sur les durs et impitoyables rochers de la réalité. Vengeance, haine, victoire, violence, ethnocentrisme. Ces rochers constituent notre réalité. Mais il existe un autre type d’espoir qui lutte pour respirer en moi. Un espoir qui s’inspire du passé, une espérance dans le souvenir des percées passées. Mes parents juifs ont fui l’Allemagne nazie à une époque où il n’y avait aucun espoir et où un empire de la mort exerçait une domination absolue. Les membres de ma famille qui n’ont pas pu fuir ont été assassinés. Mes parents ont trouvé refuge en Afrique du Sud, où un régime raciste a mis en place un système d’apartheid qui privilégiait les Blancs par rapport aux Noirs. Ce système a perduré pendant des décennies. Les Noirs étaient condamnés à une vie en marge de la société, à la pauvreté, à une oppression brutale et au désespoir. Quiconque résistait était réduit au silence par la force. Au cours de ces longues années de mort, l’espoir d’une réalité différente restait souvent un vœu pieux, une fuite de la réalité. Opium. Illusion. Absurdité. Les privilégiés s’offraient le luxe de garder l’espoir, tandis que les pauvres faisaient généralement l’expérience de l’abandon.
Et pourtant, l’Allemagne nazie et l’Afrique du Sud de l’apartheid sont des souvenirs du passé. C’est une consolation en ces temps sombres et cela laisse parfois entrevoir une lueur d’espoir en Palestine/Israël aujourd’hui. Le souvenir du passé fait partie intégrante de ma vie spirituelle. En tant que chrétien, je suis appelé à me souvenir constamment de la croix sur laquelle était pendu un homme crucifié. Il est mort d’une mort atroce, douloureuse et lente, étouffé. Quand je le regarde, je suis obligé de réfléchir à ma propre complicité dans les structures du mal qui l’ont condamné à mort. Il n’y a pas d’échappatoire facile de cet endroit. Je dois me tenir devant la croix le vendredi saint et devant le tombeau où il a été déposé le samedi saint. Mais le dimanche de Pâques arrive. Je peux alors me souvenir que le tombeau où il a été déposé est vide. Le Dieu en qui je crois ne permet pas à la mort, aux ténèbres et au mal d’avoir le dernier mot. Parfois, Dieu prend beaucoup de temps. Un Habacuc désespéré a entendu ces paroles : « Si cela semble prendre du temps, attends-le. Il viendra certainement, il ne tardera pas » (Habacuc 2,3). Je ne comprends pas les mots « il ne tardera pas ». Tout ce que je ressens, c’est ce retard interminable.
Je suis en colère contre Dieu. Dans notre présent, il n’y a pas d’horizon ouvert. Devant nous, il y a encore plus de mort, encore plus de destruction imminente, de nettoyage ethnique et de souffrance. Il n’y a rien en quoi je puisse espérer – l’égalité, la justice ou la paix – qui ne semblent être qu’une illusion totale dans une réalité où la vengeance, le meurtre et la cruauté sont omniprésents. Et pourtant… l’espérance fait partie de ce que je suis en tant que chrétien. Je me tiens devant un tombeau vide qui contenait le corps d’un homme qui avait été torturé et crucifié. Son corps mutilé avait été enveloppé et déposé dans le tombeau.
Mais maintenant, il n’est plus là. Le tombeau est étonnamment vide. La foi née devant le tombeau vide, la foi qu’il est ressuscité, fait partie de ce que je suis. Si je ne croyais pas que le tombeau est vide, je ne serais pas chrétien. De cette conviction naît un autre type d’espoir. Cette espérance ne se tourne pas vers un horizon illusoire. Cette espérance se tourne vers le passé et se souvient que Dieu a été bon. Cette espérance naît de la conviction que Dieu veut le bien pour les humains. Elle trouve ses racines dans l’expérience de l’amour vivifiant de Dieu. C’est cette espérance qui me permet de continuer à parler et à agir. C’est cette espérance qui m’empêche d’abandonner, tant envers Dieu qu’envers l’humanité. C’est cette espérance qui fait que je ne peux pas passer à côté des morts, des blessés, des déplacés, des affamés, que je ne peux pas détourner le regard de Gaza, Khan Younis et Rafah, Jénine, Tulkarm et Naplouse, que je ne peux pas oublier les otages de tout le pays d’Israël, qui sont eux aussi morts et endeuillés là-bas.
C’est cette espérance qui ne pose pas la question : « Que m’arrivera-t-il si je vois ce qui se passe ? Que m’arrivera-t-il si j’élève la voix ? » C’est cette espérance plutôt qui pose la question : « Que m’arrivera-t-il si je ne vois pas, si je n’élève pas la voix ? »
L’espérance est enraciné dans l’expérience d’un Dieu qui nous aime et dans une communauté qui fait naître cet espoir. L’espoir me motive à vouloir savoir ce qui se passe en Palestine/Israël et à ne pas détourner le regard. Il me pousse à donner des visages, des noms et des histoires à ceux qui sont morts et qui meurent en ce moment, et à ne pas les ignorer. L’espérance me pousse à rechercher d’autres personnes qui tentent désespérément de mettre fin à tout cela, déterminées à agir ensemble. L’espérance est la force vitale qui veut faire de moi et de vous les témoins d’une humanité en train d’être anéantie dans un monde qui se détourne de ceux qui tombent au bord de la route. L’espérance est une ressource qui, malgré tout, ne faiblit pas. Je prie pour que cet espérance résiste au désespoir croissant.
* le français offre le choix entre espoir et espérance pour traduire « hope » ou « Hoffnung ». Dans l’optique de cet article, on pourrait distinguer entre espoir, par ex. que les choses s’arrangent, et espérance, par ex. qu’il y ait un sens de l’histoire qui sera révélé en son temps. (Note de la rédaction en référence à Jacques Ellul)
David Neuhaus SJ est professeur d’études bibliques et vit à l’Institut biblique pontifical de Jérusalem. Sa présentation en anglais (19 min) est disponible ici. Nous publions cet article avec l’aimable accord de son auteur.